Par le Général de Marolles

(Dernière partie de l’exposé prononcé le 13 mai 1994 devant l’assemblée générale de l’AASSDN.)

La situation conjoncturelle: Cette situation conjoncturelle se présente avec un arc de crise qui va du Détroit de Béring jusqu’au Cap. Elle est marquée par la faillite simultanée de trois mondes, le monde communiste qui couvrait l’Europe de l’Est et la Russie Soviétique, le monde Arabo-Musulman qui se situe entre l’Atlantique et le Sahara et le monde Africain. C’est la faillite de ces trois mondes qui, par la multiplication des Bosnie, des Croatie, des Kurdistan, des Liban, des Somalie et des Libéria, pourrait conduire à une guerre civile et au chaos.

Elle pose la question de savoir ce que vont devenir dans cette situation les oasis de prospérité et de paix que sont l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et le Japon avec sa sphère de prospérité asiatique. Quel rôle joueront demain les puissances qui sont en train d’accéder au seuil de la puissance mondiale comme la Chine, le Japon, peut-être aussi, à un moindre degré, le Pakistan, l’Iran ou le Brésil et le Mexique.

Ce sont ces questions aux quelles on peut mieux répondre si on a fait l’effort d’une analyse structurelle car si l’on continue à raisonner juste mais sur des bases de données fausses, notre conclusion sera fausse.

Si l’on veut dire deux mots de cet arc de crise, je crois que, au nord, c’est-à-dire dans le monde communiste, on voit mal ce qui permettra aux dirigeants de la Fédération de Russie, qui en constitue le morceau principal ou aux quinze morceaux épars sortis de l’U.R.S.S., de résoudre dans des délais raisonnables la situation économique et sociale. Par contre, on voit beaucoup mieux le retour de l’empire, en particulier depuis l’échec du dernier putsch qui finalement n’est pas la victoire de Eltsine mais la victoire de l’armée et la victoire du K.G.B.

L’axe principal sur lequel se restructure la politique russe est le retour de la Russie dans ses frontières impériales.

Plus au sud, dans le monde arabo-musulman, nous assistons à la crise de la société arabe moderne, celle qui s’est constituée à notre contact en essayant un difficile syncrétisme entre la culture arabo-musulmane traditionnelle et la culture judéo-chrétienne.

C’est un échec fondamental, d’abord parce qu’il a divisé le monde arabe en nationalismes et en courants modernistes différents qui, de force, l’on transformé en enjeu, ensuite, sur le plan économique et social, on voit mal aujourd’hui ce qui empêcherait tout le fondamentalisme arabe et le panislamisme de triompher en dernier lieu puisqu’il offre le ciel à tout le monde et que nous n’offrons que le profit pour quelques-uns, ce qui évidemment est une mauvaise recette pour gagner les masses.

Enfin, le monde de l’Afrique Noire où la faillite est totale dans la transposition de notre modèle de société. La cause en est sans doute que nous avons été obligés de décoloniser trop vite, sous la pression de l’ U.R.S.S. comme des Etats-Unis.

Deux guerres mondiales, qui ont été finalement deux guerres civiles européennes ont affaibli l’Europe et lui ont fait perdre ses empires coloniaux en ouvrant les portes à des indépendances qui n’étaient pas mûres.

On ne fera plus rien maintenant en Afrique sans une autre vision de l’Afrique et sans une autre politique qui ne sera plus que globale. Aucune des ex-puissances coloniales n’a de chance de pouvoir exercer une action efficace sur un continent qui est parti totalement à la dérive. Avant de conclure, il faudrait dire quelques mots, sur les oasis de paix et de prospérité ou les nouvelles entités que le monde de demain connaîtra.

D’abord les Etats-Unis qui sont la seule superpuissance aujourd’hui puisque la superpuissance que constituait l’ U.R.S.S. a disparu.

Je ne partage pas l’avis de nombreux experts qui voient les Etats-Unis partir en déclin. Je crois que les Etats-Unis sont en mutation, ce qui est très différent du déclin. Ils possèdent des atouts considérables pour faire face à la situation qui est la leur. D’abord, ils sont la principale puissance militaire du globe et la principale puissance économique. Ils ont eu eux des richesses naturelles et surtout des ressources humaines qui, nous l’avons vu à chaque fois, répondent « présent », de plus il s’est produit aux Etats-Unis une révolution culturelle qui manque chez nous et que l’on retrouve chez des gens comme Alvin Toffler, Robert Reich le Ministre actuel du Travail ou Abel Gore le Vice-président qui ont tous travaillé longuement sur la construction d’une nouvelle société dans un nouveau monde.

Nous l’ignorons trop de ce côté de l’Atlantique. Nous aurions intérêt à comprendre ce qui se passe de l’autre côté. Si nous parlons de l’Europe, et il faut bien en parler puisque nous y sommes, il me semble que les facteurs de division l’emportent encore sur les facteurs d’unité.

L’Europe très souhaitable reste encore très difficile à réaliser d’une façon concrète au plan politique. Elle ne pourra avoir un niveau suffisant d’efficacité que si elle se réalise à ce niveau là, ce qui ne me semble pas encore proche mais je peux et souhaite me tromper.

Dans cette situation là on peut craindre que l’Allemagne, avec une puissance économique, financière et industrielle majeure s’ajoute à la liste des empires, sans qu’il porte le nom, bien entendu, d’empire germanique.

Ce qui se passe à l’Est et dans les Balkans est un appel d’air dans ce sens. Mais l’Allemagne, pour d’autres raisons, plus culturelles et liées à la nouvelle génération, refusera peut-être cette voie. La question reste posée. Et l’Allemagne est à l’embranchement de ces deux voies.

Reste à parler de l’Asie et d’abord du Japon. Le Japon, ne l’oublions pas, avait une richesse qui était le vingtième de celle des Etats-Unis en 1960. Aujourd’hui, elle en est à la moitié. Neuf des dix banques mondiales sont japonaises. Les seules ressources financières, que l’on pourrait qualifier de stratégiques, pour prendre des initiatives mondiales sont situées au Japon.

Pourtant, le Japon a une faiblesse. Il n’a ni ressources minérales, ni ressources végétales, ni ressources énergétiques, mais il a des ressources invisibles qui sont des ressources humaines.

Malgré cela dans un monde extrêmement troublé, le Japon est très vulnérable, ce que les Etats-Unis ne sont pas. Comme le Japon dépend extraordinairement de l’extérieur, il peut avoir à redevenir une puissance militaire. Il en a les moyens financiers et technologiques. Beaucoup dépendra des rapports qu’il établira avec la Chine.

La Chine est un monde à part, que l’on ne peut classer, ni au nord, ni au sud, ni à l’est, ni à l’ouest. Nous avons fait bien des erreurs à son sujet. La première c’est que nous avons sans doute mal analysé dans la période récente les événements de Tienanmen et leurs conséquences après le sinistre de la révolution culturelle, après les années 76.

L’action de Dien-Xao-Ping a grandement contribué à relever la Chine de l’intérieur c’est-à-dire la Chine rurale. Mais le développement de la Chine a posé des problèmes dans les régions urbaines qui font 200 millions d’habitants. Si la Chine se développe à une vitesse considérable sur la côte, le problème n’est pas réglé pour autant. De nouveau, la Chine rurale et intérieure retombe en crise.

L’autre danger, c’est que se développent des Chines au détriment de la Chine centrale, en particulier avec le développement accéléré des différentes régions côtières. Mais la Chine reste effectivement pour demain, une puissance majeure. Beaucoup dépendra des relations que la Chine saura établir avec ses voisins.  

Il faudrait aussi parler des Indes, parler du Pakistan et parler d’autres pays, mais je crois que nous n’en n’avons pas le temps.

Ce qu’il convient de dire aujourd’hui c’est que nous sommes face à un bouleversement considérable marqué par la fin d’un monde, et que cette fin d’un monde pourrait déboucher sur un nouvel ordre mondial.

Il a peu de chance de se faire. Les efforts de guerre comme de paix menés par les instances internationales sont effectivement d’une efficacité relative. Sombrera-t-on dans le chaos ou retournera-t-on vers les empires. Je pense qu’au début du siècle prochain et même avant la fin de ce siècle on verra plutôt le retour des empires.