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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
« ÉCHEC A VON MAUR » OU STRASBOURG SAUVEE
 

DERNIER SOUVENIR DU CONGRÈS DE 1984

Comme promis nous publions ci-dessous une page de gloire de la Ière  Armée

par le Colonel LACHEROY

( Conférence prononcée à Strasbourg, le 2 juin 1984 )

I. - ABANDONNER STRASBOURG ???

Le 1er  janvier 1945, dans l'après-midi, le Général EISENHOWER, Commandant suprême des Armées Alliées en Europe, appelle au téléphone, de son poste de commandement de la région de Versailles, un de ses grands subordonnés, le Général DEVERS, Commandant le 6e  Groupe d'Armées, dont le P.C. est, depuis quelques jours, installé à Vittel.

 

La guerre ne fait, évidemment, que peu de cas du calendrier des fêtes civiles ou religieuses. Cependant, le Jour de l'An, on ne dérange pas les gens pour rien. C'est qu'en réalité, ce coup de téléphone n'était pas pour rien. C'était un « ordre », et celui-ci était grave dans la mesure où il allait entraîner une situation psychologique dramatique pour la France entière et, notamment, pour le Commandant de la 1ère  Armée Française, le Général de LATTRE.

 

Dans son coup de téléphone, Eisenhower donnait à Devers l'ordre de replier sur la ligne des Vosges le 6e  Corps d'Armée du Général BROOKS qui tenait ce qu'on appelait le « saillant de Wissembourg ». Ce repli du saillant Wissembourg sur la ligne des Vosges devait débuter sans retard et être effectif le 5 janvier au matin. C'était clair, précis, et il n'y avait ni à discuter ni temps à perdre.

 

Or il suffit de regarder une carte du front de l'époque pour voir que cet ordre de repli sur la ligne des Vosges entraînait, ipso facto, l'abandon du  nord de l'Alsace et, en particulier, l'abandon de STRASBOURG.  Oui... STRASBOURG !!!

 

Remettons-nous en mémoire les événements de cette époque : 40 jours plus tôt, très exactement le 21 novembre 1944, au sud de l'Alsace, la 1ère  Armée Française aux ordres de de LATTRE, après une semaine d'offensive victorieuse depuis la boucle du Doubs, libérait MULHOUSE. Et, dans le même temps, au nord de l'Alsace, la 2èm D.B., aux ordres de LECLERC, forçait le col de SAVERNE, puis déboulait en trombe dans la plaine, et, bousculant tout sur son passage, s'ouvrait la route de STRASBOURG. Le 23 novembre, dans une ambiance de poème épique, STRASBOURG était libérée.

 

21 novembre MULHOUSE - 23 novembre STRASBOURG... et on peut bien dire aujourd'hui qu'il s'en est fallu d'un rien pour que cette semaine là toute l'ALSACE soit libérée et qu'il n'y ait pas eu de poche de COLMAR.

 

Mais, revenons à notre 1er janvier. En ce 1er janvier 1945, il y a donc 38 jours que Strasbourg a retrouvé la liberté, 38 jours après 54 mois d'occupation nazie. Et, au bout de ces 38 jours, on allait laisser retomber sans combat le nord de l'Alsace et Strasbourg sous le joug de l'ennemi !!!

 

Au delà du retentissement mondial qu'aurait représenté cet abandon, symbolisé par Strasbourg, pensez au choc psychologique et aux innombrables drames humains que cela aurait représenté pour la pauvre population alsacienne. Les nazis revenant en vainqueurs, même provisoires, lui auraient fait payer cher son patriotisme exubérant et ses drapeaux tricolores si spontanément apparus dès le 24 novembre à tous les balcons.

 

Et puis, partout, il y a toujours des traîtres pour servir de mouchards aux vainqueurs, et, hélas, il y en aurait eu.

 

Oui, quel drame cela aurait été, et comment avait-on pu en arriver là?

 

II. - LA DEUXIÈME BATAILLE DES ARDENNES

Pour le comprendre, il nous faut faire un retour en arrière, oh, pas très loin revenir au 16 décembre 1944, soit 2 semaines plus tôt.

 

Ce jour-là, le samedi 16 décembre 1944, le long du front occidental un peu somnolent de la région des Ardennes belges et luxembourgeoises, de MONTCHAU au nord à ECHTERNACH au sud, soit sur 80 km, les Allemands à 5 h 30 du matin déclenchaient un très puissant tir d'artillerie qui s'abattait sur les positions de la 1ère Armée Américaine et à la jointure des Forces anglaises et américaines.

 

La seconde bataille des ARDENNES (1) venait de commencer.

 

Pour le Commandement allié, ce fut la surprise intégrale, au point que pendant près de 48 heures, il hésita et se refusa à y croire. C'est pourquoi, d'entrée de jeu, la 1ère  Armée Américaine subit de très importants dommages, dommages hors de proportion avec ceux qu'elle aurait subis si elle avait été mise en pré-alerte quelques jours, voire quelques heures auparavant.

 

Mais il faut dire à la décharge du Commandement allié que, depuis le débarquement en Normandie, ce sont les Américains qui, toujours, avaient eu l'initiative des opérations ; leurs plans n'avaient jamais été contrecarrés par de puissantes contre-attaques de l'adversaire.

Et, pourtant, les renseignements de leurs chefs du 2ème bureau, de temps à autres et surtout depuis le début du mois, leur disaient : Faites attention !!! Il y a des indices sérieux de réaction adverse. Les Allemands ne sont pas entièrement accaparés par le front russe. On note depuis quelques semaines d'importants mouvements de troupes vers le front de l'Ouest. »

Mais le haut commandement allié ne prenait pas au sérieux les mises en garde de ces spécialistes qui, tout le temps, crient « au loup » et cela pour prédire des catastrophes qui ne se produisent jamais !  

 

Dans les États-majors, on avait trouvé une explication : on pensait assez généralement que les mouvements de troupes ennemis signalés vers l'Ouest correspondaient à des envois de recrues allemandes sur un front calme de l'Ouest pour les aguerrir avant de les envoyer combattre sur le front russe.

 

Après coup, et pour un auditoire comme le vôtre composé en majorité de spécialistes du Renseignement, cela peut paraître incroyable. Et, pourtant, écoutez cette déclaration officielle faite par le Maréchal MONTGOMERY devant ses grands subordonnés le 15 décembre 1944. Oui, vous m'entendez bien, le 15 décembre, c'est-à-dire quelques heures seulement avant le déclenchement d'une des grandes offensives allemandes de la guerre, la 2e  offensive les Ardennes. Je cite textuellement Montgomery : « Sur tous les fronts, les Allemands mènent une campagne défensive. Actuellement, leur situation miliaire et stratégique ne leur permet absolument pas d'envisager la mise sur pied d'une quelconque offensive d'envergure. »

 

Vous le voyez : c'est une prise de position nette et sans la moindre restriction. Et BRADLEY aurait pu faire la même. Or, quelques heures plus tard, HITLER lançait sur la 1ère  Armée américaine, étirée sur un trop grand front, un corps de bataille de 30 divisions articulé en 3 armées dont 2 armées « Panzer ». Au total, le potentiel militaire allemand jeté dans la 2e bataille des Ardennes représentait 250.000 hommes, 2.000 canons, 1.000 chars et 500 avions.

 

Je ne suis pas devant vous pour vous raconter le déroulement détaillé de cette bataille des Ardennes, mais, seulement, pour vous montrer comment cette bataille éclaire la suite de mon propos, c'est-à-dire pourquoi 15 jours près son déclenchement, l'ordre était donné d'abandonner Strasbourg.

 

Sans entrer dans le détail, il faut retenir que ce fut, pour les Alliés, un sérieux revers et que cela faillit être un drame. De larges brèches avaient été ouvertes d'entrée de jeu dans le front américain par où s'étaient engouffrés les Panzers. En 9 jours, certaines unités blindées légères avaient progressé de 100 km et allaient atteindre la Meuse à DINANT. Cela rappelait de fâcheux souvenirs de mai 1940. Les Généraux les plus équilibrés de la Wermacht, comme Von RUNDSTETT par exemple, qui n'avaient pas été consultés et n'avaient pas approuvé cette offensive, étaient, eux-mêmes, stupéfaits des résultats. Née dans le cerveau du Führer et montée exclusivement par son état-major particulier, cette offensive leur paraissait inutilement aventureuse. Mais ils commençaient à se demander si, une fois encore, les événements n'allaient pas donner raison au dangereux illuminé qu'ils avaient pour chef.

 

Dieu merci, il n'en fut rien. Des renforts américains arrivèrent, les brèches furent colmatées, le front rétabli, et l'avance fut stoppée.

 

Mais surtout le brouillard se leva. C'est lui qui, en empêchant l'aviation américaine de décoller pendant les 5 premiers jours, avait été le grand artisan des succès allemands. Le brouillard levé, l'aviation américaine dans le ciel, la réussite changeait de camp. Hitler devenait perdant.

 

Mais, en haut lieu, on avait senti passer le vent du boulet et, il faut l'avouer, la 1ère Armée américaine avait laissé des plumes dans cette aventure.

 

III. - CONSEQUENCES ET LEÇONS D'UN REVERS

Alors, le Haut Commandement allié (Eisenhower pour être plus précis) comme toujours en pareil cas, notamment dans les pays démocratiques bien sûr, n'avait pas échappé aux critiques acerbes.

 

Elles avaient même dû aller assez loin, car voilà ce qu'écrit CHURCHILL dans un télégramme adressé par lui à cette époque au Président ROOSEVELT, et reproduit au tome II de son livre sur la Deuxième Guerre Mondiale... Je cite : « Vous savez parfaitement, je l'espère, au cas où il y aurait quelques difficultés avec la Presse, que le Gouvernement de Sa Majesté a pleine et entière confiance dans le Général Eisenhower et ressent très vivement toutes les attaques dirigées contre lui. Il est très lié avec Montgomery, de même que Bradley avec Patton. Ce serait un désastre de rompre cette association... » Même sans être un habitué des finesses du langage diplomatique, on comprend très bien ce que cela veut dire. Il y avait du limogeage dans l'air !!!

 

Mais le Général Eisenhower n'avait pas attendu d'avoir des « difficultés avec la Presse » comme le dit Churchill, pour battre sa coulpe et tirer les leçons des événements dont il venait de ressentir si péniblement le choc. Très vite, on note chez lui deux réactions nettes : la première est intellectuelle ; désormais il attachera une importance beaucoup plus grande qu'auparavant aux renseignements qui arrivent sur son bureau et, surtout, il les accueillera sans « à priorisme » et, a fortiori, sans à priorisme négatif.

 

La seconde réaction est stratégique : elle intéresse la conduite des opérations et peut se résumer ainsi :« en présence d'une offensive importante de l'adversaire ou d'une menace d'offensive importante confirmée par un faisceau de renseignements sérieux, j'accepterai de céder du terrain plutôt que de prendre le risque de perdre des Unités et des moyens. A l'avenir, mes ordres traduiront cette réaction ».

 

C'est que le Gouvernement américain si généreux pour satisfaire aux demandes du Commandement en équipements, en munitions et en moyens matériels de tous ordres, est, par contre, « radin » quand il s'agit des effectifs et notamment des fantassins.

 

Dans le télégramme de Churchill au Président Roosevelt dont je vous ai déjà cité des passages, le Premier Ministre britannique écrit :« J'ai été très frappé par la nécessité d'entretenir l'Infanterie qui supporte les deux tiers des pertes et se trouve bien souvent la dernière à recevoir des renforts... D'après ce que m'a dit le Général Eisenhower, il est tout à fait du même avis et désire plus de contingents de fantassins (fusils et baïonnettes) pour maintenir les divisions américaines à leur effectif normal... » et, plus loin, il ajoute :« Mr. le Président, voici le fait brutal, nous avons besoin de plus d'unités combattantes pour que les choses tournent bien... »

 

Voilà, au plus haut niveau allié, les leçons tirées de l'affaire des Ardennes. Plutôt perdre du terrain que des Unités. Les hommes on nous les marchande !!!

 

IV. - LA CRISE

Or, à peine ces leçons venaient-elles d'être tirées des événements par Eisenhower, que les renseignements s'accumulaient sur sa table faisant état de préparatifs d'offensive allemande imminente, et, cette fois, en Lorraine et en Alsace.

 

Et, effectivement, le 31 décembre 1944 à 23 heures, une force armée de 7 Divisions allemandes dont 1 Division panzer se lançait à l'assaut des positions américaines sur l'axe BITCHE - trouée de SAVERNE. Si cette offensive réussissait, elle couperait de ses arrières tout le 6e  Corps Armée américain tenant le saillant de WISSEMBOURG.

 

Alors, en rapprochant ces événements de ce que je viens de vous dire, vous comprenez maintenant la réaction rapide d'Eisenhower. Quelques heures plus tard, il téléphonait à Devers l'ordre du début de cet exposé, c'est-à-dire celui de replier sans retard le 6e  Corps d'Armée sur la ligne des Vosges.

 

Voilà la réponse à la question que je posais au début de cet exposé : « Comment en est-on arrivé là ? »

 

« Dans l'absolu, écrit le Général de Lattre, ce repli stratégique pouvait se justifier par de sérieuses raisons militaires », et, au fond, C'EST VRAI.

 

Seulement voilà : c'était vrai vu du Commandement suprême des Forces Alliées en Europe, un commandement suprême dont les efforts étaient beaucoup plus axés sur le Nord de l'Allemagne que sur le Sud, mais la France ne pouvait pas avoir le même point de vue.

 

Alors une véritable crise va éclater au plan interallié dont les consé­quences auraient pu être très graves.

 

Le Gouvernement Français et le Général de Lattre, Commandant la 1ère Armée Française, ne pouvaient pas, vous ai-je dit, voir le problème comme le Commandement américain, c'est évident. Les aspects psychologiques devenaient pour eux prépondérants. Il fallait impérativement défendre STRASBOURG.

 

Alors le Gouvernement français donna l'ordre à son Commandant de la 1ère  Armée, le Général de Lattre, de prendre quoiqu'il arrive la défense de Strasbourg à sa charge, même si les Américains se repliaient.

 

La position du Général de Lattre est alors très difficile, voire drama­tique. OUI ! il veut défendre Strasbourg comme le lui demande le Gouvernement Avant même d'en recevoir l'ordre, ce fut, évidemment, son premier réflexe et son grand souci. Mais en tant que Général d'Armée, il se trouve dans le cadre d'une coalition dont il est tenu de respecter les règles. Il ne peut pas rompre avec le Commandement américain et faire sa guerre tout seul. Il sait trop bien à quel point il dépend de lui dans tous les domaines. Il ne peut pas se laisser enfermer dans Strasbourg et y refaire « Camerone » ou « Stalingrad ». Non, ce n'est pas pensable ! Il faut obtenir que les Américains acceptent de couvrir le flanc gauche du dispositif français de défense de Strasbourg, de rester soudés à ce flanc gauche. Mais l'ordre d'Eisenhower de repli stratégique est formel et ses subordonnés américains, eux, l'exécutent sans discussion, et c'est normal.

 

Alors une dangereuse distorsion se produit dans le dispositif allié tiré à « hue et à dia ». Alors les échanges de coups de téléphone se multiplient et deviennent acerbes. Un véritable climat de crise apparaît et se développe, aggravé encore par d'inexplicables retards de transmissions. Comment en sortir ?

 

Winston Churchill, alerté, arrive aussitôt de Londres à Versailles pour une conférence au sommet entre Eisenhower, lui et de Gaulle, et cela dans l'après-midi du 3 janvier. Que se sont-ils dit ? Leurs « mémoires » ne sont pas parfaitement concordantes sur ce point, mais l'essentiel c'est que finalement une transaction intervient entre les partenaires en présence : la 1ère Armée française prendra entièrement à son compte la défense de Strasbourg et relèvera les éléments américains encore sur place. Par contre, la 7e  Armée américaine reçoit l'ordre de se défendre sur la ligne Maginot, et, en cas de nécessité, de se replier sur 2 lignes successives en combattant sur chacune d'elles. Enfin, en toute hypothèse, elle doit rester accrochée au flanc gauche de la 1ère  Armée française.

 

Tout ceci est exécutoire à compter du 5 janvier et les ordres sont donnés aux unités américaines de stopper leur repli. Ainsi le point de vue du Général de Lattre a fini par triompher pour l'essentiel.

 

La crise au sommet était dénouée. Mais maintenant le temps pressait pour les exécutants.

 

V. - LA BATAILLE DE STRASBOURG

Heureusement le Général de Lattre n'avait pas attendu le dénouement de la crise pour prendre les premières mesures nécessaires. Il avait anticipé et avait décidé :

 

- que ce serait la 3èm  D.I.A., une des plus aguerries, qui prendrait en charge la défense de Strasbourg ;

 

- que la 10èm  Division, Général Billotte, division nouvellement créée et non encore aguerrie, relèverait la 3èm  D.I.A. dans le secteur de la Schlucht-Bussang, dont on pouvait penser qu'il était provisoirement neutralisé par un froid sibérien ;

 

- qu'en attendant, pour ne pas laisser Strasbourg dégarni, le 4èm  R.T.T. ferait, sans plus tarder, mouvement vers la ville.

 

Mais, dans l'immédiat, le 4 janvier au matin, la situation dans la région Strasbourg était incroyable. L'ordre de repli stratégique d'Eisenhower prescrit le 1er  janvier avait été normalement exécuté par les unités américaines du 6e  Corps d'Armée pendant 3 ou 4 jours, et personne ne pouvait le leur reprocher. Le Rhin était, alors, pratiquement dégarni ; il y restait une compagnie américaine tous les 9 km !

 

Quand, le 4 janvier dans l'après-midi, le Général Guillaume Commandant 3èm D.I.A. est arrivé avec son aide de camp à Strasbourg, il n'y a trouvé que le Général Schwartz avec une modeste garnison de troupes disparates à base de F.F.I. Le mot « disparate » ne doit pas être considéré comme péjoratif. Les éléments pris séparément étaient certainement prêts à lutter jusqu'à la mort, mais ils n'avaient ni les moyens, ni la cohésion d'une « grande unité ».

 

Le résultat de cette situation ne s'est malheureusement pas fait attendre : dans la nuit du 4 au 5 janvier, les Allemands franchissaient le Rhin à Gambsheim, à 24 km au nord de Strasbourg, presque sans coup férir et y établissent une large et solide tête de pont.

 

Une tenaille était en place avec la poche de Colmar comme mâchoire sud et la tête de pont de Gambsheim comme mâchoire nord. Il n'y avait qu'à fermer la tenaille au plus vite, avant que nous n'ayons pu réagir, et le destin de Strasbourg aurait sans doute été tristement réglé.

 

Mais heureusement pour nous et pour Strasbourg, Hitler était encore , perdu dans ses rêves fous de « percée profonde », de « coups de filet » sur des divisions entières et de victoire spectaculaire.

 

Sa première offensive sur l'Alsace dont je vous ai parlé partie dans la nuit 1er de l'An, de la région de Bitche en direction de Saverne, après quelques succès, s'était, en fin de compte, soldée par un échec. Elle n'avait pas atteint Saverne à beaucoup près. Alors il avait décidé de faire sans désemparer une autre offensive sur l'axe Wissembourg-Haguenau-Molsheim. Cette seconde offensive devait rejoindre une offensive annexe partant en même temps de la poche de Colmar et, elle aussi, en direction de Molsheim. Il s'agissait, en somme, vous le voyez, d'une manœuvre en tenaille se refermant à Molsheim ne visant pas uniquement Strasbourg, mais un gros morceau de l'Alsace, avec les troupes alliées qui s'y trouvaient.

 

Elle débuta le 7 janvier. C'était le deuxième acte de la ruée allemande sur l’Alsace qui commençait. Le chef en était le Général Von MAUR, un poulain de HIMMLER. Or le 7 janvier, il n'y avait guère plus de 48 heures que l'ordre d’arrêter leur repli stratégique vers la ligne des Vosges avait atteint les unités américaines du 6e Corps d'Armée, et, concernant la 1ère Armée française, ce n'est que la veille, le 6 janvier au matin, que les unités de la 3èm D.I.A. débar­qués en pleine nuit dans un secteur vide ou presque, avaient pu prendre le contact avec la poche de Gambsheim au nord de Strasbourg et improviser un premier dispositif plus ou moins cohérent.

 

Plus haut, en vous parlant de la crise interalliée dénouée par la conférence au sommet le 3 janvier et des ordres envoyés en conséquence et exécutoires à partir du 5 janvier, je vous avais dit pour conclure : » il était temps ». Vous mesurez maintenant combien cette conclusion était exacte. A 48 heures près, le 6e  Corps d'Armée U.S. aurait été surpris en flagrant délit de mouvement de repli vers la ligne des Vosges, et la 3èm  D.I.A. en train de débarquer de ses camions.

 

Oui, cette fois, la chance avait été de notre côté. Mais le danger n'était pas écarté pour autant. La victoire de Strasbourg, il allait falloir la gagner, la gagner durement, et elle ne serait vraiment acquise définitivement que le 27 janvier 1945. Du 7 au 27, pendant trois interminables semaines, la bataille va tournoyer autour de la ville, tantôt au sud, tantôt au nord, et, à plusieurs reprises, oh combien incertaine !

 

Je ne vais pas traiter devant vous le détail des opérations qui se sont déroulées pendant ces 21 jours. Le temps qui m'est imparti n'y suffirait pas, et, de toutes façons, je ne pourrais que paraphraser les écrits du Général de Lattre sur cette question, et ce ne serait pas convenable. Je voudrais seulement mettre l'accent sur la part prépondérante et déterminante jouée par la 1ère Armée française dans la bataille de Strasbourg.

 

VI. - DISPOSITIF ET SURVOL DES OPERATIONS

Le Général Guillaume avec sa division, la 3èm  D.I.A., à laquelle avaient été adjointes quelques formations annexes d'ailleurs excellentes, tenait la ville, ses faubourgs, la rive gauche du Rhin et le front de la poche de Gambsheim à 24 km au nord de la ville.

 

Le Général Garbay avec sa division, la 1ère D.F.L., renforcée, elle aussi, de formations de qualité prélevées sur des secteurs provisoirement calmes, tenait le front de la poche de Colmar au sud de Strasbourg, de Sélestat au Rhin, et la rive gauche du Rhin jusqu'à la limite sud de la 3èm  D.I.A. Chacune de ces deux divisions eut à son tour à subir le choc des forces allemandes fanatisées par l'idée d'offrir Strasbourg au Führer.

 

Chacune connut à son tour les heures dramatiques où le destin est suspendu à un pont qui saute ou ne saute pas, à une poignée d'hommes qui, en un point d'appui crucial, se cramponne ou s'effondre.

 

Si je devais, en quelques mots, donner la caractéristique dominante du côté français de ces 21 jours de bataille de Strasbourg, je dirais : c'est la profusion des contre-attaques. Du Commandant de la 1ère Armée jusqu'aux petites unités combattantes, à tous les échelons de la hiérarchie, on n'acceptait pas d'avoir perdu un bout de terrain ou un pâté de maisons. On contre-attaquait pour le reprendre. Avec quoi ? avec ce que l'on avait. Mais la soudaineté, l'impétuosité et la hargne compensaient la faiblesse des moyens. Au fond, « ne pas subir » était instinctivement devenu le mot d'ordre de chacun.

- Le front sud

Du 7 au 12 janvier, ce fut le front sud, celui de la 1ère D.F.L., qui fut à l'épreuve. Je ne veux pas dresser un palmarès des unités et des individus qui furent héroïques, ce serait injuste pour ceux que je ne citerais pas. Toutes et tous ont acquis le droit d'y figurer. Presque tous les villages de cette région entre Ill et Rhin où pendant une semaine s'est joué le destin de Strasbourg, ont été marqués par les exploits de la 1ère D.F.L. et des formations qui lui avaient été rattachées. Je pense à Herbsheim, à Boofreim, à Obenheim, Obenheim qui a vu le sacrifice d'un bataillon entier qui n'a succombé qu'après avoir lutté 5 jours et 5 nuits à 1 contre 5. Je pense à Roosfeld attaqué sans arrêt pendant deux jours, Roosfeld où l'on a vu un sous-officier rassembler un char et une vingtaine d'hommes et contre-attaquer et reprendre à l'ennemi un point d'appui qu'on avait dû abandonner.

 

Je pense à Kraft, le point extrême atteint par les Allemands. Jamais ils n'ont pu dépasser ce village malgré leurs efforts et les pertes qu'ils ont consenties pour y parvenir.

 

Oui ! suivant l'ordre du Général de Lattre l'offensive allemande au sud de Strasbourg avait été maintenue entre l'Ill et le Rhin, et définitivement stoppée à hauteur de Kraft... à 16 km à peine de la place Kléber !!! C'était tangent, mais c'était gagné.

- Le front nord

Une fois le danger écarté sur le front sud de Strasbourg, c'est sur le front nord qu'il allait apparaître au moins en ce qui concerne la 1ère Armée française.

 

Depuis le 7 janvier, jour du déclenchement de l'offensive allemande, au nord comme au sud de Strasbourg, les troupes du Général Von Maur chargées de la pince nord de la tenaille et attaquant à partir de Wissembourg, ont fait porter leurs efforts comme prévu en direction de Haguenau - Molsheim, c'est-à-dire en direction du sud-ouest. C'est donc la 7e  Armée américaine située à gauche de la 1ère Armée française qui a dû faire face à cette attaque et elle l'a fait brillamment.

 

Après 13 jours d'efforts et quelques succès partiels payés très chers, Von Maur se rend compte que les Américains ont réussi à bloquer complètement sa progression. Il ne peut pas rester sur un échec, on ne le lui pardonnerait pas. Stoppé une première fois face à Saverne et une deuxième fois face à Haguenau, il change une troisième fois son fusil d'épaule et décide de foncer plein sud, au ras du Rhin, direction Strasbourg. Par rapport à ses ambitions initiales, Strasbourg représente un minimum au-dessous duquel il ne peut pas se permettre de descendre. Il lui faut Strasbourg. Il faut offrir Strasbourg au Führer. C'est le mot d'ordre donné aux exécutants.

 

Le 21 janvier, il attaque la 3èm  D.I.A. C'est au tour de celle-ci d'être à l'épreuve. Et, là aussi, il y aura des heures difficiles.

 

Le village de Kilstett était la clé de la défense et Von Maur l'avait bien compris. C'est pourquoi c'est sur Kilstett qu'il concentra ses efforts. Dans la nuit du 21 au 22 janvier, écrasé par l'artillerie allemande et attaqué en force par l'infanterie et les chars, le village est encerclé, puis des éléments ennemis s'y infiltrent de plus en plus nombreux. Le Commandant de la défense se rend compte qu'il risque d'être submergé par le nombre. Il supplie notre propre artillerie de tirer sur lui. Des éléments allemands profitent de la situation pour contourner Kilstett. Le 22 janvier dans la matinée, ils arrivent aux lisières de la Wantzenau, à 13 km de la place Kléber !!!

 

Les forces allemandes vont-elles pouvoir s'engouffrer dans la brèche ? Non, car la résistance se durcit et les contre-attaques locales se multiplient. Mais, surtout, l'arrivée fort à propos d'un renfort blindé va jouer en notre faveur. Ce renfort c'est le groupement du Colonel de Langlade (de la 2èm D.B.). Une puissante contre-attaque est aussitôt préparée et lancée avec des unités de la 3èm D.I.A. et le groupement blindé. Le démarrage est très dur. Pendant deux longues heures cette contre-attaque piétine, et puis, tout d'un coup et presque miraculeusement, la situation se renverse. Une brèche est ouverte dans le dispositif allemand ; les blindés s'y engouffrent ; c'est le rush victorieux ! En quelques heures, c'est l'anéantissement intégral de toutes les forces allemandes qui avaient attaqué Kilstett et l'avaient encerclée comme de celles qui l'avaient dépassée. Avec Kilstett remise en état de défense, renforcée et de nouveau bien en mains, c'était la porte Nord de Strasbourg qui était bien bouclée et le resterait.

 

Le 23 janvier au matin, le Général Commandant la 1ère Armée française savait déjà que la partie était gagnée, gagnée de justesse c'est vrai, mais gagnée. Strasbourg était sauvée.

 

Mais pourquoi cette conviction, me direz-vous, n'était-elle pas prématurée. Von Maur pouvait encore lancer d'autres attaques. Oui, il le fit. Il y eut encore quelques coups de boutoirs, parfois très violents, jusqu'au 27 janvier, mais ce n'était plus que de tardifs soubresauts, incapables d'arracher la décision. C'était la fin.

 

C'est que, maintenant, les Allemands avaient, en Alsace, d'autres chats à fouetter, et le Général de Lattre était bien placé pour le savoir. C'est lui qui, aux moments les plus durs de la bataille de Strasbourg, au moment où le destin était en balance, c'est lui qui avait maintenu intact son dispositif d'attaque au sud de la poche de Colmar, maintenu aussi, malgré les objections de certains de ses subordonnés, la date de début de cette offensive : le 20 janvier. Et, le 20 janvier à l'aube, celle-ci démarrait effectivement, et elle progressait durement, mais progressait. Et puis, surtout, l'initiative des opérations avait changé de camp. Maintenant, c'est nous qui menions le jeu.

Le Commandement allemand réalisait, tout d'un coup, que c'était toute son implantation en Alsace qui était remise en question.

Oui, le Général de Lattre avait raison : dès le 23 janvier au matin, Strasbourg était sauvé, et la 1ère Armée Française avait pesé d'un poids déterminant dans cette victoire :

- d'abord pour faire admettre à nos alliés que Strasbourg devait être défendu ;

- puis pour en assumer l'essentiel de la défense,

- et enfin pour avoir su l'emporter sur un adversaire puissant et fanatisé.

 

VII. - DERNIERES IMAGES

Au moment de terminer mon exposé, je me demande si j'ai atteint l'objectif que je m'étais fixé. Je m'étais dit au départ que, plutôt que de faire un récit de bataille, ce que je voulais c'était de faire sentir à mes auditeurs et plus spécialement à mes auditeurs strasbourgeois s'il y en avait dans la salle, la somme prodigieuse de tension nerveuse, de souffrance, de courage et d'héroïsme qui s'était dépensée en ce mois de janvier 1945, sur ce demi-cercle de terre alsacienne de 23 km de rayon centré sur la cathédrale de Strasbourg.

A 39 ans de distance, il me semble important que les anciens s'en souviennent et que les jeunes l'apprennent.

Mais il faut que j'ajoute encore quelque chose pour la vérité émotionnelle de mon récit. Il faut que je vous dise ce que furent les conditions atmosphériques dans lesquelles s'est déroulée cette bataille.

Notre époque a tendance à exagérer les qualificatifs et à employer, par exemple, celui de « sibérien » trop facilement. Mais dans le cas de cet hiver-là, 44-45, notamment dans l'est de la France, il n'y a pas d'autre mot que celui de sibérien pour faire comprendre ce qu'il fut. Le thermomètre descendait souvent à -15 et -20,  et même plus bas encore jusqu'à -25°, dans les Vosges, et ces périodes de gel intense alternaient avec des tempêtes de neige comme on en voit rarement dans notre pays. Pensez que c'est dans une de ces tempêtes où la couche de neige fraîche atteignait par endroits un mètre d'épaisseur, que s'est effectué de nuit le transport interminable et cahotant des milliers et des milliers d'hommes de la 3èm D.I.A. de Bursang à Strasbourg par des routes de montagne.

Pensez que c'est dans cet environnement sibérien je le répète parce que c'est vrai, que s'est joué, oh combien durement, le destin de la ville.

Alors vous réaliserez, je crois, la dose de souffrance humaine, la souffrance des « carcasses » comme disait Turenne, qu'il faut ajouter au courage et à l'héroïsme des hommes pour comprendre ce que fut le calvaire glorieux de la 1ère  Armée française en ce mois de janvier 1945.

Je revois, dans mes souvenirs, un bataillon comme beaucoup d'autres, qui, dans l'aube glacée du 20 janvier 1945, partait à l'attaque de la face sud de la poche de Colmar, cette attaque dont le Général de Lattre estimait, avec raison, qu'elle contribuerait, entre autres choses, à desserrer définitivement l'étreinte de Strasbourg.

Oui, ce matin-là, par 15° au-dessous de zéro, l'effectif entier de ce bataillon traversait, avec de l'eau jusqu'au cou, la Doller qui charriait des glaçons, puis, prenant pied sur la berge nord de la rivière, il découvrait devant lui, à quelques centaines de mètres son objectif, le village de Bourtzwiller. Pour traverser cet espace de quelques centaines de mètres, il fallait passer sur un somptueux tapis de neige absolument immaculée, une véritable féerie, mais quel glacis pour attaquer !! Et chacun sut, hélas, dès les premiers pas, parce que ce tapis fut tout de suite taché de sang, que, sous la neige, le sol était jonché de mines antipersonnel en plastique, parfaitement indécelable. Oui, chacun sut qu'en plus de la mitraille et des obus auxquels une troupe aguerrie finit par s'adapter, il y avait cette chose hypocrite et horrible, cette chose qui fait de vous un mort ou un cul de jatte, simplement parce qu'on a mis un pied devant l'autre !

Et pourtant, dès 14 heures, la nouvelle arrivait à l'État-major précisant que « nos troupes venaient de se rendre maîtresse de Bourtzwiller après de durs combats de rues ». Oh ! merveilleuse sobriété du style militaire !!

Croyez-moi, à 39 ans de distance, ces souvenirs sont d'une prodigieuse netteté dans ma mémoire : c'est que ce bataillon était le 1er Bataillon du 6èm Régiment d'Infanterie Coloniale et c'était celui que j'avais l'honneur de commander.

(1) La première commencée en mai 1940 à Sedan s'était terminée à Dunkerque.

 

 

 

 
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Article paru dans le Bulletin N° 123

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