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            par le Colonel       Michel GARDER 
          On avait tant de fois       prophétisé la mort imminente de Leonid Brejnev que son décès, le 10 novembre       1982, a constitué une surprise. Il était tellement évident que le mieux       placé des candidats à sa succession était Youri Andropov que son élection au       poste de Secrétaire Général du Parti a surpris la plupart des observateurs. 
          En fait, la seule       surprise réelle a résidé dans la célérité avec laquelle s'est effectuée       cette élection. Ainsi pour la première fois dans l'histoire de l'U.R.S.S. la       disparition du « Numéro Un » du Système n'a-t-elle pas entraîné de solution       de continuité. 
          Certes, il y a eu un       entracte de vingt-quatre heures entre le décès de Brejnev et son annonce       officielle - entracte au cours duquel un marchandage décisif  a certainement       eu lieu, mais à part la « mort politique » d'André Kirilenko, aucun       événement dramatique n'a marqué ces vingt-quatre heures. Ceci dit, il ne       s'agissait là que de l'ultime mystère d'une série qui avait débuté en       janvier 1982 - au moment où la lutte pour le pouvoir était entrée au Kremlin       dans sa phase ultime. 
            
          La lutte pour le       Pouvoir ou les mystères du Kremlin 
          La fameuse « lutte des       classes », ce moteur de l'histoire découvert par Marx, exploité par Lénine       et érigé en « vérité révélée » par des générations d'activistes politiques       ou syndicaux n'est qu'une aimable plaisanterie à côté de la « lutte pour le       pouvoir » au sein des régimes communistes des « camarades » persuadés de       détenir la « vérité » et capables de tout pour parvenir à éliminer leurs       concurrents. Les quelque soixante années de l'histoire de l'Union Soviétique       permettent de constituer un florilège de ces affrontements  souvent       sanglants - entre serviteurs du sens de l'Histoire. Désormais désacralisés,       depuis la remise en question, en 1956, de l'infaillibilité de Staline par       Khrouchtchev, ces duels déloyaux entre adversaires sans principes nous       apparaissent sans fard ce qu'ils ont toujours été, c'est-à-dire des       règlements de comptes entre truands. Encore les chevaliers du milieu ont-ils       - dans une certaine mesure, sur les Lénine, les Trotsky, les Staline et       leurs minables successeurs actuels, la supériorité morale de ne pas       prétendre incarner la vérité. 
            
          Pour en revenir à la       phase actuelle de cette empoignade au sein des couches supérieures de       l'oligarchie moscovite, celle-ci a débuté en janvier 1982 et a comporté       jusqu'ici cinq « mystères ». 
            
          Le premier de ces «       mystères » a été, fin janvier 1982, celui de la mort curieuse du Général       d'Armée des Troupes de Sécurité, Tsvigoun - Premier Suppléant du Président       du K.G.B.. Apparenté à la famille de Leonid Brejnev, l'intéressé était       considéré comme le successeur indiscutable de Youri Andropov à la tête des       Services de Sécurité Soviétiques. On mettait à son crédit les coups très       durs portés par le K.G.B. à la dissidence politique et religieuse en       U.R.S.S. Il avait d'ailleurs écrit à ce propos un article très remarqué dans       la revue « KOMMOUNIST ». Sa brusque disparition - soi-disant à la suite 
          d'une « longue et       pénible maladie », a donné lieu à une campagne de rumeurs émanant de milieux       généralement « bien informés »- c'est-à-dire proches du K.G.B. -, selon       lesquels il se serait agi d'un suicide à la suite d'une affaire de       corruption. 
            
          Le deuxième réside dans       la nomination de Youri Andropov au poste de Secrétaire du Comité Central en       remplacement de Michel Souslov - décédé semble-t-il normalement, et la       désignation à la tête du K.G.B. du Général Colonel Fedortchouk, alors que       la place aurait dû revenir au Général d'Armée Tsinev qui avait succédé à feu       Tsvigoun (cité plus haut) en qualité de Premier Suppléant. 
            
          Le troisième se situe le       27 septembre 1982, lors du séjour de Leonid Brejnev à Bakou, venu dans la       capitale de l'Azerbaïdjan remettre à cette république l'Étoile de Héros de       l'Union Soviétique. L'ancien « Numéro Un » a commencé par lire le texte d'un       discours prévu pour une autre occasion que son secrétaire lui avait remis       par erreur - et cela devant des millions de téléspectateurs soviétiques.       Puis, après cet incident dû probablement à la malveillance, le chef du Parti       Communiste local, l'ancien général du K.G.B., Aliev, devait, dans un       débordement de flagornerie prononcer vingt-trois fois le nom de Brejnev       assorti d'épithètes ronflantes. 
            
          Le quatrième se place un       mois plus tard, fin octobre, au Kremlin, lors de la réception par Brejnev de       quelque 500 généraux et amiraux soviétiques conduits par le Ministre de la       Défense : le Maréchal Oustinov. On eût dit ce jour-là que l'ancien       Secrétaire Général du Parti Communiste cherchait à la fois à se concilier le       Haut Commandement soviétique et à restaurer parmi les militaires le prestige       de leur ministre que le Parti leur avait imposé en 1977. 
            
          Le cinquième enfin est       celui du bref interrègne du 10 au 11 novembre - mentionné plus haut, au       cours duquel « quelqu'un » est parvenu à persuader le « dauphin », pour       ainsi dire désigné par Brejnev, Constantin Tchernenko, de se retirer au       profit d'Andropov et même de proposer celui-ci aux suffrages de « ses pairs       ». En même temps se confirmait la « mort politique » d'un fidèle de Brejnev       : André Kirilenko. 
            
           Une mini révolution de palais ? 
          Si nous réexaminons       cette série de « mystères » nous arrivons à la conclusion que le mystérieux       « quelqu'un » du cinquième a pu fort bien être collectif sous la forme       d'une conjuration de membres de l'Appareil - proches de feu Souslov et de       certains tchékistes du « cabinet » d'Andropov. Après avoir privé le clan       brejnévien de son pilier le plus puissant - en la personne du Général       Tsvigoun, déconsidéré par la même occasion la famille du « Numéro Un »       compromise dans diverses affaires de spéculations, la conjuration est       parvenue à pousser son candidat au poste de Souslov et s'est attachée       ensuite à saper le prestige de Brejnev au sein des Forces Armées. D'où les       réactions d'une part du « tchékiste Aliev (cf son discours de Bakou) et du       Premier Secrétaire lui-même. Il en est résulté une semi victoire de la       conjuration - le 10 novembre 1982 - avec la nomination d'Andropov au poste       de Secrétaire Général et en même temps la promotion d'Aliev, au sein du       Bureau Politique d'abord, du Soviet Suprême, ensuite. 
            
          Ainsi, contrairement à       tous les kremlinologues, croyons-nous que la victoire d'Andropov n'est que       partielle - sinon provisoire. La mini révolution de palais du 10 novembre       1982 n'a pas encore assuré définitivement la succession de Brejnev. C'est       ainsi que l'avancement dont a bénéficié le « tchékiste caucasien » Aliev       n'a probablement pas été voulu par Andropov et son clan, car l'intéressé       était un « ami personnel » de feu Tsvigoun et devait son avancement à       Brejnev. 
            
          Au fond, le « cinquième       mystère » ne clôt peut-être pas la série et les hautes sphères de       l'oligarchie du Kremlin ne sont pas plus unies que la direction du K.G.B. 
            
          Il n'y aurait rien       d'étonnant, dès lors, que nous assistions en 1983 à d'autres « mystères » -       voire même à une révolution de palais dont Youri Andropov pourrait bien       être, cette fois, la victime. 
            
          En attendant - et sans       prendre parti sur ces éventualités, rappelons en quelques mots qui est le       nouveau Secrétaire Général du Parti Communiste Soviétique et les problèmes       immédiats qui se posent à lui en ce début de 1983. 
            
          Le nouveau Grand       Chaman de l’Idolôcratie Lénino-Marxiste 
          Tout est relatif ici-bas       et dans le vivier désespérément gris, incolore et médiocre au sein duquel se       recrutent les hautes instances de l'oligarchie moscovite, le « camarade »       Youri Vladimirovitch Andropov peut faire figure de bonne prise sans plus. 
            
          Issu de la petite       bourgeoisie - camouflée en famille d'employés, de l'ancien régime, de souche       grecque - à en juger par son nom -, Andropov aurait sans doute parfaitement       réussi dans l'Administration tsariste. A l'instar de l'ancien chef du       R.S.H.A. Himmler, auquel il ressemble beaucoup, l'ancien chef du K.G.B. a       fort bien réussi dans une fonction pour laquelle, en principe, il n'était       pas fait. Il est d'ailleurs possible qu'on l'avait placé, en 1967, à la tête       du K.G.B. en raison de ses états de service sans histoire. Jusque là en       effet il s'était toujours rendu utile aussi bien dans des postes obscurs de       l'appareil du parti que dans la « diplomatie » (où, à l'Ambassade soviétique       de Budapest, il devait jouer un « rôle positif » dans la liquidation de       l'indépendance hongroise) et que, pour finir, dans les hautes instances du       régime. N'ayant jamais écrit le moindre ouvrage théorique et s'étant abstenu       de paraître sur les champs de bataille de la dernière guerre, il n'était       jalousé ni au sein de l'Intelligentsia du Parti, ni parmi les anciens       combattants, pour la plupart généraux de réserve, de l'oligarchie       soviétique. Avec ses 68 ans il se trouvait entre deux tranches d'âge parmi       les concurrents à la première place : trop jeune pour les nombreux       septuagénaires et trop vieux pour les quelques rares sexagénaires de la       gérontocratie moscovite. 
            
          Peut-être les uns et les       autres n'avaient-ils pas fait assez attention à lui ? Ou bien a-t-il été       poussé en avant par quelques jeunes loups en tant que « pape de transition ?       ». 
            
          De toute façon le voici       installé à la tête de l'idolôcratie lénino-marxiste et même si son entourage       immédiat parvient à le protéger des intrigues des concurrents dépités, il       lui faudra faire face à tous les problèmes que son prédécesseur n'avait pas       pu résoudre, tant sur le Théâtre Extérieur que sur le Théâtre Intérieur de       la Stratégie Totale du Kremlin. 
            
           Les perspectives sur le Théâtre Extérieur 
          Malgré l'imposant       arsenal nucléaire et conventionnel dont disposent les Forces Armées       soviétiques, et le manque de cohésion des adversaires capitalistes ou non       de l'Empire, la situation générale sur les trois « théâtres d'opérations »       du Théâtre Extérieur n'est pas aussi brillante - vue de Moscou - que le       croient certains analystes occidentaux. 
            
           Sur le Théâtre Asiatique       sur lequel s'applique depuis 1981 l'effort principal du Kremlin,       l'enlisement en Afghanistan et le grave échec au Proche-Orient de l'été       dernier - où l'U.R.S.S. a assisté sans réagir à la défaite de ses alliés       syriens et palestiniens - Moscou a été contrainte de changer de tactique       face au binôme sino-nippon et d'adopter une attitude défensive au       Moyen-Orient (1).       C'est ainsi qu'après avoir tenté - en s'appuyant sur l'Inde et le Vietnam -       d'isoler la Chine et de la couper du Japon, l'U.R.S.S. a fait les premiers       pas en vue d'une normalisation des relations soviéto-chinoises en se plaçant       de ce fait en position de faiblesse vis-à-vis de Pékin. Depuis l'automne       dernier ce sont les Chinois qui rappellent, en toute circonstance, les       conditions de la normalisation et en particulier : 
            
          - le retrait de 600.000       hommes - sur un million - des troupes soviétiques concentrées à la frontière       chinoise 
          - le retrait des troupes       soviétiques d'Afghanistan ;  
          - la fin du soutien       soviétique au Vietnam. 
          Or si à la rigueur       Moscou peut alléger son dispositif à sa frontière avec la Chine, il lui est       pratiquement impossible de retirer ses troupes d'Afghanistan (ce qui       équivaudrait à une défaite) ou d'abandonner le Vietnam qui fait partie de       son empire. 
            
          Il n'est pas exclu, dès       lors, que d'ici quelques mois nous assistions à une nouvelle détérioration       des relations sino-soviétiques. 
            
          En attendant le Japon       demeure attaché à sa situation d'ami privilégié de la Chine ; l'Inde n'est       plus l'alliée fidèle de l'U.R.S.S. et le Vietnam - en crise - commence à       douter de son protecteur soviétique, cependant qu'en Afghanistan débute la       quatrième année d'une guerre coloniale sans issue pour le Kremlin. 
            
          Sur le Front africain où       l'U.R.S.S. a adopté depuis 1981 une attitude défensive, nous pourrions       assister en 1983 à des surprises, notamment en Angola et au Mozambique où       les régimes pro-soviétiques locaux connaissent des difficultés croissantes.       De même, le régime communiste éthiopien s'enlise dans des guerres       périphériques sans issues tout en étant incapable de résoudre des       difficultés économiques de plus en plus sérieuses. 
            
          Nous sommes loin de       l'épopée africaine de l'U.R.S.S. des années 1976-1980. 
          Enfin sur le Théâtre       Occidental, après quelques succès obtenus par ses offensives de paix et       d'exploitation des intérêts divergents des États-unis et des Européens - en       particulier dans l'affaire du Gazoduc, le Kremlin doit faire face à une       nouvelle manche dans la course aux armements - et cela à la fois       dans les domaines conventionnel, nucléaire et spatial. Dans l'immédiat       l'U.R.S.S. possède encore une certaine supériorité dans les deux premiers de       ces domaines, mais d'ici la fin de la décennie - surtout si l'Administration       Reagan est réélue en 1984 - la situation peut s'inverser totalement en       raison de la maîtrise américaine en matière de technologie de pointe. 
            
          Bien entendu l'U.R.S.S.       peut encore espérer profiter de nouveaux malentendus entre Américains et       Européens, ou bien de crises politiques dans certains pays de notre       continent, mais dans l'ensemble les perspectives sont moins favorables pour       elle qu'elles ne l'étaient avant 1978. 
            
           Le casse-tête du Théâtre Intérieur 
          C'est cependant sur le       Théâtre Intérieur que le camarade Youri Andropov doit résoudre les plus       grosses difficultés, tant dans l'ensemble de l'Empire qu'en ce qui concerne       l'U.R.S.S. elle-même. 
            
          C'est avant tout       l'affaire polonaise qui préoccupe Moscou dans un Empire en apparence calme       mais où des explosions sont toujours à craindre - en particulier en       Roumanie, en Tchécoslovaquie et même en Hongrie. 
            
          Rien n'est réglé en       Pologne, même si le pouvoir est parvenu à mater provisoirement « Solidarité       ». Qui sait si un jour le contrecoup de l'attentat contre le Pape, en mai       1981, n'aura pas dans ce pays des effets inattendus ? 
            
          De toute façon le «       mauvais exemple » polonais agit en sous-main dans les républiques baltes, en       Biélorussie et en Ukraine Occidentale. Il en va de même d'ailleurs de       l'abcès afghan, en ce qui concerne les républiques islamiques du       Turkménistan, de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan. 
            
          Ceci dit, il reste -       comme par le passé - à trouver des solutions aux problèmes de l'économie,       des nationalismes et des aspirations religieuses des populations. 
            
          En vue de s'attaquer aux       premiers, Youri Andropov a annoncé son intention de traquer la corruption.       C'est là effectivement une intention fort louable, mais dans un pays où tout       le monde vit en marge des lois - dans le domaine de l'économie, seul un       changement total du système permettrait de sortir de l'ornière. 
            
          Pour bien faire, le       nouveau Chaman devrait abandonner les sornettes creuses de l'idéologie au       nom de laquelle il se trouve au pouvoir ; unir les deux appareils du Parti       et de l'État en une seule bureaucratie allégée de plus d'un million de       fonctionnaires ; reformer l'industrie ; privatiser pour une bonne part       l'agriculture, etc. 
            
          Bref, réaliser en       U.R.S.S. une véritable révolution.  
            
          Vers une autre révolution de palais ? 
          La situation de Youri       Andropov nous paraît d'autant plus précaire que s'il n'entreprend rien de       sérieux, des « amis » pourraient le lui reprocher et tenter de se       débarrasser de lui ; et que s'il décide de faire quelque chose, il lui       faudra se méfier des mêmes « amis » menacés dans leurs privilèges. 
            
          En tout état de cause       son règne risque donc - selon nous - d'être court ; et s'il fallait lui       désigner un successeur éventuel nous serions tentés de citer le général       Aliev. 
            
          Cet ancien Tchékiste,       âgé de 59 ans, a déjà fait ses preuves en Azerbaïdjan. Sa percée politique       remonte à 1969 et depuis il a fait son chemin jusqu'au Bureau Politique dont       il est devenu membre à part entière, et au Soviet Suprême où il a été élu       Premier Vice-Président. 
            
          A part ce candidat       exceptionnel - auquel il pourrait évidemment arriver des ennuis - il y a les       militaires qui voient leurs chances augmenter, ne serait-ce qu'en raison du       précédent polonais. 
          
            
               (1) Aussi bien en ce qui concerne le           Proche-Orient que la guerre irano-irakienne et la zone du Golfe. 
             
           
            
          
              
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