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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
LA MISSION BADEN-SAVOIE T.R. JEUNE (13)
 

Nous continuons ci-dessous la publication des mémoires de notre cama­rade Elly Rous alias Serra, chef de la mission Baden-Savoie, dont le dernier épisode a paru dans le B.L. 115.

par Elly ROUS

Plus d'une semaine venait de s'écouler depuis le départ de Jean vers l'Ardèche en vue de rencontrer JOJO (1) ou un membre de son équipe et le retour du Percepteur après sa mission à Lannemezan. Mon travail était à présent presque à jour. J'avais eu le temps de mettre mes papiers en ordre, de préparer de nouveaux télégrammes et le courrier de Barcelone et d'Alger. J'avais pris connaissance des documents de la Calle Montaner qui m'avaient été apportés chez Joucla par l'envoyée de Martin, une jeune femme qui était passée en mon absence à la Perception. Très préoccupée et très pressée, elle n'était restée à Pamiers que quelques minutes et n'avait même pas voulu accepter quoi que ce soit à boire ou à manger tellement il lui tardait de reprendre le train de Toulouse. Toujours très discret, mon ami ne lui avait posé aucune question et avait seulement appris que Cid nous donnerait par radio les détails et la date précise du prochain courrier. Je regrettais un peu de ne pas avoir rencontré cet agent de liaison que je ne connaissais pas personnellement, mais je me trouvais au moment de son passage en visite chez Mme Guichard qui devait me procurer par l'intermédiaire de sa soeur, quelques tuyaux sur Bordeaux susceptibles de m'intéresser pour mon prochain voyage.

 

Quelques chaudes journées d'été se succédaient à présent dans l'Ariège, mais en dépit du calme apparent et trompeur qu'elles apportaient, les rayons de soleil qui en d'autres circonstances n'auraient pas manqué de créer une atmosphère de joyeuses vacances ne parvenaient pas à dissiper une sensation intense de malaise et de peur qui venait s'ajouter à une immense lassitude et qui, un peu à la manière d'une odeur pernicieuse invisible mais tenace, s'infiltrait insensiblement dans les esprits de tous ceux qui n'avaient pas cessé de croire à la Victoire.

 

LE DILEMME D'UN CHEF DE MISSION

Je savais que pour moi chaque heure qui s'écoulait allait me plonger dans une situation de plus en plus critique qui me poserait des problèmes dont il serait indispensable de concilier les solutions souvent bien contradictoires. Fallait-il, si nous en avions encore la possibilité, intensifier notre activité pour transmettre les informations de plus en plus nombreuses qui nous parvenaient de toutes parts de nos propres agents et de réseaux amis, ou devant l'accroissement considérable des arrestations, la multiplicité des obstacles, le durcissement des services de répression ennemis bien décidés à neutraliser les Français par la terreur, nous contenter, comme nous le conseillait Alger, de survivre et de nous cacher en attendant des jours plus favorables.

 

Un grand coup avait été porté aux TR Anciens et Jeunes dont les actions, compte tenu des circonstances, s'entremêlaient de plus en plus. Après l'affaire du Montparnasse, les Allemands non seulement connaissaient bien notre existence, mais possédaient des renseignements très précis sur nos activités. Il est évident que « ça sentait partout le roussi », mais tout compte fait et au point où nous en étions, il était sans doute préférable de poursuivre notre mission, étant bien entendu qu'il s'agissait désormais pour nous de « gagner un match contre la montre ».

 

Plusieurs arguments de poids venaient d'ailleurs renforcer dans mon esprit cette prise de position. J'étais persuadé en effet que mon réseau demeurait toujours bien structuré et que notre liaison radio était l'une des meilleures de la « Maison ». Je sentais aussi que l'issue du combat, tout au moins dans notre secteur, était proche et que même dans l'éventualité, à laquelle d'ailleurs je ne croyais pas, où je serais moi-même mis hors de combat, mes camarades sauraient tirer parti du travail accompli jusqu'ici et que grâce à nos « archives » et à nos fichiers dissimulés en lieux sûrs, ils seraient en mesure d'assurer la continuité de notre tâche dans les meilleures conditions. Enfin, malgré des difficultés sans cesse accrues, je ne pouvais me résoudre à interrompre l'aide salvatrice que nous apportions à des réseaux amis décimés, en danger ou dans l'impossibilité de transmettre leurs messages.

 

Un soir, en revenant de chez la famille Robert, j'eus la bonne surprise de retrouver à la Perception l'épouse de mon ami et son jeune fils qui venaient de rentrer de Carcassonne. Il avait été impossible à cette dernière de revoir la fameuse « Paulette » qui, toujours aussi nerveuse et effrayée depuis l'affaire Berkane, avait effectué une courte visite chez des parents avant de repartir précipitamment en se gardant bien d'indiquer sa prochaine destination.

Madame Joucla qui aurait bien voulu la rencontrer pour lui expliquer ce qui s'était passé et apaiser ses craintes, avait laissé un message en lui conseillant de regagner Pamiers sans la moindre appréhension. Elle me confirma avec quelques détails précis glanés ça et là auprès d'amis que la situation des résistants de « la Cité » était en train de se détériorer sérieusement.

 

Désormais, les Allemands ne défilaient plus en chantant dans les rues comme ils avaient coutume de le faire et ne sortaient de leurs cantonnements qu'en groupes bien armés ou en camions bâchés pour aller, la plupart du temps, effectuer quelques expéditions punitives dans les environs. Par discrétion et afin de ne pas porter atteinte à son moral qui malgré tout demeurait excellent, son mari ne lui avait pas parlé de notre coup dur à Paris et du rendez-vous manqué avec Toto à leur domicile. Je lui appris sans insister toutefois, que les dernières nouvelles concernant mes camarades et nos réseaux étaient assez fâcheuses mais que notre tâche personnelle se poursuivait normalement.

 

Quand je lui fis part de ma détermination de quitter Pamiers assez rapidement pour rejoindre Vivian à Lannemezan et m'acheminer ensuite vers Bordeaux, la brave et courageuse femme me rétorqua immédiatement « vous savez Serra, vous devriez demeurer parmi nous, si votre travail ne l'exige pas, ne craignez pas pour notre sécurité, restez ici, nous avons l'habitude à présent, mon mari et moi, de prendre des risques et je crois aussi que nous avons de la chance » ajouta-t-elle en souriant et en posant sa main sur le bois de la cheminée. Je la remerciai très vivement en lui expliquant l'importance de tout ce qui nous restait à accomplir et en l'assurant que de toute manière, je comptais bien revenir bientôt.

 

DERNIERS JOURS A PAMIERS

Seul un événement très important imprévisible aurait pu modifier mon programme et je tenais d'autant plus à m'y conformer que Joucla avait prévenu Vivian de mon prochain passage à Lannemezan où tous mes amis « du Plateau » devaient m'attendre impatiemment.

 

Un petit incident, heureusement sans conséquence, allait me servir de prétexte pour ne pas trop retarder mon départ. Un matin, vers sept heures, un camion de la Milice vint s'arrêter juste en face de la Perception contre le trottoir opposé. Plusieurs chemises bleues en descendirent et après avoir sonné à la porte d'un immeuble et discuté quelques instants avec la vieille dame qui était venue leur ouvrir, étaient repartis aussitôt. De son bureau, le Percepteur qui attiré par le bruit était descendu, avait aperçu à travers les volets le manège des Miliciens et avait aussitôt appelé sa femme pour qu'elle vienne me prévenir. En quelques minutes, je m'étais retrouvé prêt à m'enfuir par le jardin si Mme Joucla m'en donnait le signal, c'est-à-dire, si les Miliciens venaient frapper à leur porte. Fort heureusement, il s'agissait d'une fausse alerte, car le camion avait poursuivi sa route.

 

Nous apprîmes dans la journée par la vieille dame d'en face et quelques recoupements qu'il s'agissait du passage de quelques membres de la Milice de Foix qui cherchaient l'adresse d'une personne qui n'habitait plus le quartier depuis longtemps. Quoiqu'il en soit, nous avions eu chaud une fois de plus. Quand Joucla me rejoignit dans la cuisine où j'étais revenu, je lui fis part de mes craintes rétrospectives : « nos ennemis avaient peut-être employé ce subterfuge pour cacher ce qu'ils cherchaient réellement ». « Je crois que j'ai intérêt à quitter Pamiers le plus vite possible » insinuai-je. Madame Joucla était venue nous rejoindre et son mari l'avait mise rapidement au courant de ce qui venait de se passer. « Franchement lança-t-il, je suis sûr que l'arrêt du camion face à notre maison était tout à fait fortuit, car si nous les avions intéressés, ils n'auraient pas hésité à venir sonner directement chez nous »... Je compris qu'il s'efforçait d'apaiser les craintes de sa femme et j'abondais en ce sens. « En effet, lui dis-je, il n'y a pas lieu de nous alarmer ». Je profitai toutefois de l'occasion offerte par cet incident pour créer une petite diversion en expliquant à mes amis un petit stratagème que j'avais utilisé à plusieurs reprises, notamment à Bordeaux.

 

Quand des personnes suspectes, ou jugées telles après un rapide examen à travers des volets ou un judas, frappaient à la porte d'une habitation dont certains occupants avaient de sérieuses raisons pour se tenir sur leurs gardes, l'un d'entre eux, spécialement entraîné à cet effet, allait avant qu'on ouvre la porte sans se faire remarquer, mais le plus rapidement possible, placer sur le balcon au premier étage ou à une fenêtre un linge, un chiffon ou un morceau de corde, de façon à ce qu'il soit visible de la rue sans attirer spécialement l'attention. Ce signal qui pouvait aussi servir dans d'autres circonstances, par exemple quand on s'apercevait que l'immeuble dans lequel on se trouvait était surveillé, avait pour signification « n'entrez pas, passez votre chemin sans éveiller l'attention, il y a danger »...

 

Il était arrivé en effet assez fréquemment aux policiers allemands d'occuper les locaux dans lesquels ils venaient d'effectuer d'importantes arrestations, de façon à les transformer en véritables souricières pour les futurs visiteurs. Cette petite manoeuvre qui n'était pas hélas toujours facile ou possible à réaliser et qui dépendait très souvent de la topographie des lieux, put cette fois être mise au point assez aisément dans la Perception qui s'y prêtait à merveille. C'est le jeune fils Joucla et à défaut sa maman qui furent chargés de s'acquitter de cette tâche pendant que leur père irait ouvrir la porte.

 

Pour convaincre mes amis de l'efficacité de cette précaution, nous fîmes deux répétitions qui se déroulèrent dans d'excellentes conditions. Madame Joucla sonnait, son mari regardait à travers le volet et prévenait le fils qui montait et sans pénétrer sur le balcon plaçait en tendant le bras contre le volet un morceau de corde qui pendait sur le coin droit et pouvait être aperçu de loin dans la rue. Il y avait une variante intéressante : dans la minute qui suivait la découverte d'un danger je pouvais aussi partir par la porte dérobée du jardin avec le gosse sans éveiller l'attention.

 

Ces petits exercices qui hélas ne se passent pas toujours comme prévu lorsque les événements exigent de les mettre réellement en pratique, avaient cependant le grand mérite d'éviter les inconvénients de la surprise, d'accaparer les esprits et bien souvent de leur donner une confiance accrue. Gisèle et Simone furent elles aussi mises au courant de ce stratagème quand elles vinrent saluer Mme Joucla afin qu'elles adoptent la même conduite si par hasard elles se trouvaient à la Perception lors d'une alerte. Comme d'habitude, je m'étais donc préoccupé de prévoir tout le prévisible possible, un prévisible intéressant certes mais dont l'expérience m'avait appris à ne pas trop exagérer l'importance.

 

Les trois jours qui suivirent me permirent de recueillir de précieux renseignements sur la Milice, la Gestapo de Foix et quelques collaborateurs assez peu connus et dont certains étaient tout au moins en apparence plus soucieux de faire du commerce avec les Allemands que de s'occuper des dangereux problèmes de la Résistance. Quoiqu'il en soit, je prenais bonne note de leur présence et recommandais à des amis de surveiller leur comportement car il importait de nous tenir toujours sur nos gardes et de ne pas oublier que la moindre dénonciation pouvait avoir pour nous et nos camarades des conséquences catastrophiques. Au sujet de ces derniers, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils avaient pris tellement de risques pour me faciliter la tâche, que j'aurais été vraiment navré d'apprendre qu'ils avaient été inquiétés.

 

Chaque jour je prenais conscience d'une multitude d'informations de toutes sortes, orales et écrites, que je sélectionnais attentivement. J'étais contraint quelquefois de tenir compte de la part d'affabulation, de jalousie ou de médisance qui ressortait de certaines allégations et m'efforçais dans la mesure de mes moyens de les contrôler et de les recouper. Je n'ignorais pas hélas à quel point un désir tenace de vengeance pouvait pousser certaines personnes à profiter de l'occasion inespérée des circonstances exceptionnelles et dramatiques pour éliminer ceux qu'ils haïssaient.

 

Je sortais deux ou trois heures chaque soir pour aller discuter avec des amis sûrs ou rencontrer des personnes qui me renseignaient. Conformément aux habitudes prises, j'évitais les lieux publics, les spectacles, les cafés et je faisais deux heures de culture physique pour me maintenir en forme. Il m'arrivait aussi de travailler un peu le jardin attenant à la Perception car au plaisir que me procurait cette occupation se joignait l'intérêt que j'avais à voir mes paumes des mains se durcir et conserver une apparence qui justifie la profession manuelle stipulée sur ma carte d'identité. J'avais aussi employé une partie de mon séjour à vérifier des adresses « d'amis » transmises par Alger, mais les événements se précipitaient tellement que les intéressés, un avocat de Pamiers et un adjudant des troupes coloniales de Rieucros avaient depuis un certain temps déjà disparu de leur domicile.

 

LE DEPART

Par l'intermédiaire d'un camionneur, ami du charcutier Robert qui avait laissé un mot chez Ricaud à Lannemezan pour informer Vivian de mon arrivée, j'avais appris que les Allemands qui surveillaient le passage de la route sous la Grotte du Mas d'Azil n'apparaissaient qu'à partir de sept heures du matin et qu'à plusieurs reprises il y avait eu des contrôles d'identité aux environs de la gare de Saint-Girons entre 11 et 12 heures.

 

Tout mon travail C.E., mes fiches, mon courrier, mes messages, mon « livre noir » étaient à présent à jour ce qui allait me permettre de fixer définitivement mon départ. Tenant compte des renseignements en ma possession, je décidais alors de partir le lendemain matin à cinq heures.

 

Neuf coups venaient à peine de retentir au clocher d'une église voisine... la lumière du jour commençait timidement à disparaître quand, après avoir rangé toutes mes affaires et enfoui dans le cadre de mon vélo une multitude de petites feuilles fines manuscrites remplies de renseignements et de textes de télégrammes, j'expliquai en détail à mon ami comment il devait procéder s'il apprenait que j'étais temporairement ou définitivement hors d'état de poursuivre ma mission. Je lui indiquai aussi comment et à qui il devrait confier « ma boîte en fer » du jardin dans laquelle se trouvait une lettre explicative. Je pris congé de Mme Joucla non sans avoir au préalable disputé « une partie de bataille » aux cartes avec son jeune fils et montai dans ma chambre où quelques minutes après j'étais plongé dans un profond sommeil. Quelques petites tapes amicales sur mon épaule eurent pour effet soudain de me sortir d'un rêve magnifique... J'ouvris les yeux et sautais du lit tandis que le pas feutré de mon ami qui venait de me réveiller et descendait l'escalier troublait seul d'une manière à peine perceptible le silence pesant de cette chaude nuit d'été.

 

Après une rapide toilette je descendais au sous-sol et retrouvais le Percepteur en train de préparer le café. « Je suis navré de vous avoir fait lever aussi tôt » murmurais-je pour m'excuser. « J'étais déjà debout depuis long­temps » me rétorqua le brave homme en souriant et il enchaîna « il va faire bon sur la route à cette heure-ci »...

 

Quelques minutes après avoir déjeuné je franchissais la petite porte du jardin et serrai la main de mon ami qui venait de glisser un sandwich dans l'une de mes sacoches. A l'aide de deux élastiques placés en croix je fixai ma petite valise sur le porte-bagages. « A bientôt, soyez prudent, ne tardez pas à revenir »... « Soyez tranquille, merci encore pour tout », mes amitiés à Madame et au fils » répondis-je en enfourchant ma bicyclette.

 

Le temps était beau, un peu frais et la voûte céleste parsemée d'étoiles. Cinq heures sonnaient quand après avoir traversé sans encombre la petite ville endormie j'empruntais cette fois pour gagner un peu de temps la départementale 110 qui allait me mener directement à Gouses sans passer par Escosse.

 

Comme me l'avait fait remarquer mon ami le garde-champêtre, cette route n'était pas en très bon état, mais mon esprit était tellement préoccupé que je ne m'en apercevais guère et continuais à pédaler vigoureusement. Je distinguais à peine les cimes dentelées qui se découpaient à l'horizon. Nulle âme qui vive sur mon parcours. Pailhès était désert et calme. Entre Menay et Sabarat, une compagnie de perdreaux passa tout près devant moi et mon regard les suivit un instant jusqu'au bosquet voisin.

 

Quelques couples de tourterelles se posaient sans défiance sur les bas-côtés de la route et recommençaient leur manège dès que je parvenais à leur hauteur. Dans l'ensemble, je rattrapais dans les longues descentes le temps précieux que j'avais perdu dans les côtes longues et sinueuses qui ne manquaient pas dans cette région. Au loin, derrière les hautes chaînes de montagnes brunes, la clarté encore timide du jour montait peu à peu précédée d'une lueur orangée ; une brise fraîche et vivifiante venait à point frapper mon visage et stimuler mes efforts quand, un peu en avance sur mon horaire, je parvenais au pied de la longue côte qui traverse le village du Mas d'Azil.

 

Je remarquai un homme et une femme occupés à charger une petite remorque accrochée à une bicyclette. Dès qu'ils me virent m'approcher d'eux et mettre pied à terre, ils s'arrêtèrent puis se dirigèrent vers le portail de leur maison pour rentrer chez eux. Je ne leur en laissais pas le temps et après les avoir salués je leur posais à brûle pourpoint la première question qui me passa par la tête et dont je connaissais bien la réponse. « Pour rejoindre la route de Foix vers Saint-Girons, c'est encore loin ? ».

 

Ils se regardèrent un instant comme pour se concentrer avant de me répondre en me lançant un regard à la fois méfiant et inquiet, puis la femme se décida la première : « une vingtaine de kilomètres » me lança-t-elle sans commentaire avec un fort accent du terroir qui me rassura et me permit de poursuivre « je travaille chez un marchand de bois de Lannemezan et je viens de voir un camarade hospitalisé à Pamiers. Pour ne pas prendre le train et passer par Toulouse j'ai décidé de rentrer en vélo en passant par Saint-Girons ; n'ayez aucune crainte ».

 

L'homme qui m'avait longuement dévisagé sembla prendre un peu confiance « vous savez, par les temps qui courent »... Je saisis la balle au bond « je vous comprends très bien, on ne sait jamais à qui on s'adresse » et sans trop me compromettre j'enchérissais « Hélas, on peut faire de mauvaises rencontres, mais il y a encore en France beaucoup de braves gens »... en prononçant ces dernières paroles, je fixai la femme qui avait l'air d'une directrice d'école en retraite.

 

Avec cette intuition qui est quelquefois l'apanage du sexe que nous avons la vanité de qualifier de faible, elle se tourna vers moi et rétorqua « oui, il y a des braves gens, mais ils sont rares et méfiants en ce moment, car avec ce qui arrive à notre pauvre pays envahi par les boches... ». Son compagnon lui jeta aussitôt un regard qui semblait l'inviter à faire preuve d'un peu plus de circonspection. « Vous avez bien raison Madame » lui dis-je. A son attitude, je compris alors que je pouvais, tout en me tenant sur mes gardes, lui faire confiance. La glace était rompue et quelques instants après j'étais invité à entrer chez eux prendre une tasse de tilleul. Je ne m'étais pas trompé, j'avais devant moi une ancienne institutrice et un gendarme en retraite, tous deux natifs de l'Ariège.

 

Je me présentais comme un prisonnier évadé et en discutant nous découvrîmes que nous avions à Pamiers des amis communs : la famille Robert dont le fils était parti en Algérie avec leur neveu. Je leur confiai que le passage de la grotte du Mas d'Azil m'inquiétait un peu. L'ancien gendarme m'apprit alors que je n'avais rien à craindre de ce côté-là car depuis deux jours les Allemands étaient venus avec leurs camions et avaient retiré tout le matériel qui était entreposé sous les voûtes de pierres pour le transporter à Carcassonne. Il me signala par contre que la route de Foix à Saint-Girons était très dangereuse. Il me faudrait donc redoubler de prudence dès que j'aurai franchi le croisement de Lescure et que je m'engagerai sur la route qui longe le Baup. Je les remerciai vivement de tous ces précieux renseignements, de leur accueil et remontais en selle. Je ne m'étais arrêté qu'un quart d'heure mais je ne le regrettais pas.

 

L'ARRIVÉE A SAINT-GIRONS

Il était sept heures et quelques minutes quand je traversais la fameuse grotte qui surplombe la route. J'avais toujours été sensible à la beauté de ce site, mais j'avoue que je n'avais pas eu jusqu'ici l'esprit assez libre pour en admirer les détails. Je ralentis donc un peu pour contempler cette immense voûte et regarder en contrebas la rivière qui courait sur les galets. Chaque fois que j’étais passé par là j'avais eu assez de chance, mais la présence de camions et de vélos ennemis m'avait davantage préoccupé que le paysage lui-même. Les renseignements de mes amis de rencontre étaient exacts : pas la moindre trace de fritz.

 

Heureux de cette constatation j'appuyai plus fort sur mes pédales, si bien que peu après je traversais Maury, le Saret et Clermont et atteignais sans histoire la bifurcation de la route de Foix. Je m'engageais bientôt sur le tronçon de la départementale 117 qui mène à Saint-Girons. J'avais faim et j'étais tenté de m'arrêter pour déguster le sandwich enfoui dans l'une de mes sacoches, mais je parvenais à résister à cette tentation car j'étais intrigué par des bruits insolites et lointains qui claquaient comme des coups de feu.

 

Quand j'entrai à Saint-Girons, j'eus tout à coup l'impression qu'il venait de se passer quelque chose d'anormal. Un peu avant de franchir le pont, au centre de la ville, je m'arrêtai pour demander à un vieillard qui promenait son cocker « la route pour Saint-Gaudens s'il vous plaît ? ». Il me regarda un instant surpris puis me montra du doigt une direction que je connaissais très bien « votre ville à l'air bien triste ce matin » lui dis-je. « Vous n'êtes donc pas au courant des rafles qui ont eu lieu ce matin ? » « Non » lui dis-je j'arrive de Pamiers ». « Vous avez de la chance de ne pas les avoir rencontrés, car ils sont repartis vers Foix » poursuivit-il, puis craignant sans doute d'avoir trop parlé « Bonjour Monsieur » me lança-t-il brus­quement et il s'éloigna avec son chien...

 

Poursuivant ma route je pensais que si ce que je venais d'apprendre était exact, et je n'avais aucune raison d'en douter, j'avais en effet eu beaucoup de chance en évitant sans le vouloir cette rencontre.

 

Peut-être était-ce aussi à cause de ces rafles que je passai devant la gare sans être inquiété et que je parvenais à la hauteur du chemin qui mène à Saint-Lizier dont j'apercevais les tours perchées sur la colline à ma droite.

 

C'est à ce moment-là que je croisais sans trop y prêter attention un motocycliste qui de suite après m'avoir dépassé fit demi-tour pour venir se placer sur mon côté et rouler un court instant près de moi en me faisant signe de m'arrêter. « Attendez, attendez » me lança-t-il tandis qu'à son tour il stoppait le long de la route. J'avais mis pied à terre intrigué par ce manège sans toutefois montrer trop d'inquiétude car je n'avais pas l'impression que le nouveau venu présentait pour moi un danger. J'attendais... Un homme grand, mince, d'une cinquantaine d'années, le visage buriné, coiffé d'un béret, simplement mais correctement vêtu s'approcha de moi et me tendit la main. « Serra, vous ne me connaissez pas, mais des amis communs de Lannemezan m'ont parlé de vous ; je viens vous trouver spécialement de leur part et plus particulièrement de la part de Marcelin (2) afin que vous nous rendiez un grand service. On m'a appris chez Reulet que vous passeriez chez Boué à Mane, mais là on m'a dit que vous n'étiez pas encore venu. J'aurais voulu m'avancer plus loin à votre rencontre, mais étant donné ce qui s'est passé à Saint-Girons ce matin je vous ai attendu par ici. Je suis aussi un camarade de Duchen (3) et au cas où vous n'auriez pas tout à fait confiance, ce que je comprends bien, ils m'ont demandé de vous dire « Serra a failli se fâcher avec Victorin dans la cuisine » et aussi « Reulet vous gardera un petit fox-terrier ».

 

UNE DEMANDE EMBARRASSANTE

Je compris immédiatement la signification de ces deux « mots de passe » improvisés mais astucieux qui se rapportaient à deux événements précis et personnels me concernant et qui constituaient une garantie susceptible d'apaiser les soupçons éventuels que j'aurais pu avoir sur l'identité de mon interlocuteur. D'ailleurs, le seul fait qu'il se soit trouvé sur mon passage ce jour-là et qu'il ait demandé chez Boué si j'étais passé me prouvait bien qu'il ne pouvait avoir été mis au courant de mon déplacement que par celui ou ceux qui étaient informés, cest-à-dire Vivian et mes « camarades du Plateau ».

 

« D'accord, si cela m'est possible répondis-je, je vous écoute ». Il poursuivit : « Il y a plus de quarante huit heures à présent qu'à la frontière espagnole, je crois entre le Pic de Crabère et le Pont du Roi, un groupe de quatre ou cinq aviateurs alliés qu'une organisation clandestine, aidée par le maquis, a essayé de passer de l'autre côté des Pyrénées via Viella. Elle a été surprise par une patrouille de douaniers ennemis avec leurs chiens et des soldats allemands guidés paraît-il par la Gestapo dans la montagne.

 

Deux Anglais et le passeur, un « Ariégeois » m'a-t-on dit ont été pris ou tués, mais deux ont réussi à s'évader et à se réfugier dans les grottes du côté d'Eylie où des amis de la Résistance les ont hébergés et cachés tour à tour à Bonac, Abas et finalement dans une grange près de Montégut. Ces deux Anglais qui sont en assez piteux état voudraient entrer dans la Résistance en attendant de franchir la frontière pour gagner Gibraltar, l'Afrique du Nord et Londres ».

 

J'écoutais très attentivement mon interlocuteur sans l'interrompre. Il s'arrêta un moment, hésita puis poursuivit « nous avons pensé que vous pourriez nous aider, nous dire ce qu'il faut faire car ils ne baragouinent que quelques mots de français, mais il nous ont paru très intéressés quand nous leur avons fait comprendre qu'on pourrait peut-être les héberger provisoirement dans un maquis des environs ».

 

A cet instant je dus le fixer avec une telle intensité qu'il dût interpréter le sens de mon regard. « Poursuivez sans rien me cacher... qu'avez-vous dit sur la Résistance ? » « Hélas, je ne sais pas exactement, je crois que mes amis ont cité peut-être Mane, Saleich, Betchat, mais je ne pense pas qu'ils aient indiqué des noms de personnes ».

 

Ce que je redoutais le plus ne tarda pas à se confirmer. « Nous nous sommes permis de leur dire que des camarades connaissaient un Officier français résistant parachuté qui parlait anglais ».

 

Cette fois je ne le laissai pas continuer « vous risquez fort d'avoir fait là une de ces blagues impardonnables qui peut nous faire passer tous à la casserole ». Il me regarda alors d'un air tellement confus et attristé que je m'efforçais de calmer la colère qui montait en moi.

 

« Vous savez, nous, on essaie de bien faire, mais souvent on ne sait pas »... balbutia-t-il pour s'excuser. « En réalité, ce que vous attendez de moi, c'est que j'aille voir vos deux rescapés et que je vous dise ce que vous pouvez en faire ». « C'est cela avoua-t-il soulagé, vous nous rendriez un grand service... ». J'ai là ma moto, je vais vous tirer jusqu'à Prat... vingt minutes environ ».

 

Je réfléchis un instant... « D'accord, mais je ne dispose pas de beaucoup de temps, je suis attendu à Lannemezan ; connaissez-vous un endroit pour mettre ma bicyclette en sûreté ? » « Ne vous inquiétez pas à ce sujet, j'ai ce qu'il faut dans une baraque sur la route à Prat ». Je remontai sur mon vélo pendant qu'il mettait en marche sa moto et venait se placer à ma hauteur ; je tendais le bras et posais ma main gauche sur son épaule puis il accéléra un peu. Je le prévins qu'à la moindre alerte je lâcherais ma prise et le laisserais filer devant moi... mais tout allait bien et nous avancions sans problème. Chemin faisant, tandis que nous traversions Lorp et Caumont, je ne pouvais m'empêcher d'analyser en détails tout ce que je connaissais sur cette nouvelle histoire qui survenait bien mal à propos et qui, a priori, ne me disait rien de bon...

 

Certes, je connaissais bien l'existence de ces « chaînes d'évasion » dont certaines du type F.R.E.D.F. du S.O.E. (Spécial Opérations Exécutives) étaient remarquablement organisées ainsi que d'autres aussi méritoires mais plus « improvisées » qui réussissaient à acheminer en Espagne des aviateurs alliés tombés aux quatre coins de la France.

 

Je ne pouvais m'empêcher de penser aussi au travail effectué en ce sens par mes amis de Vic-Bigorre, Félix et Huet, mais je n'ignorais pas hélas non plus comment les services ennemis spécialisés savaient astucieusement utiliser, d'une manière efficace, quelques « interceptions » bien montées pour introduire un ou plusieurs de leurs agents, des moutons qui « évadés » dans de pareilles conditions risquaient de posséder ainsi de remarquables références et des renseignements précis susceptibles de noyauter les réseaux de Résistance et de provoquer dans leurs rangs de terribles ravages.

 

Peu à peu, je parvenais à me convaincre que je devais à tout prix tirer cette affaire au clair. J'étais à peine parvenu à cette conclusion lorsque nous arrivâmes à l'entrée de Prat. Quelques secondes après, l'ami de Marcelin s'arrêtait devant l'une des premières maisons, sur la gauche, qu'il avait l'air de bien connaître. Il entra dans une cour à proximité d'une vieille baraque en planches près d'un forgeron. « Vous pouvez laisser votre bécane ici, elle ne risque rien » Quelques secondes après, monté en tan-sad derrière lui nous traversions une partie de l'agglomération puis tournions à droite vers Cazavet en direction de la montagne.

 

Agrippé à mon conducteur, j'étais tellement préoccupé par ce que j'allais faire que je n'attachais aucune importance à l'itinéraire que nous venions d'emprunter et aux rudes cahots qui me secouaient. Je me souviens nettement toutefois que nous roulions vers le sud, qu'il tombait une pluie très fraîche et qu'après avoir dépassé un hameau, nous nous arrêtâmes au bord d'un ruisseau, non loin d'un bois, à proximité d'un petit pont vétuste et d'une cabane où mon ami rangea sa moto.

 

« En route ! Nous serons bientôt arrivés ; ça grimpe un peu, mais le chemin est assez bon » me dit-il. Tandis que nous marchions côte à côte et que nous venions de déboucher dans une clairière, je ne manquais pas de lui poser une foule de questions dont j'étais impatient de connaître les réponses.

 

J'appris ainsi que mon compagnon venait de Montsaunès, qu'il était connu de Boué et d'un nommé Barousse, qu'il avait des amis espagnols à Boulogne-sur-Gesse et « qu'il ne cesserait le combat que lorsqu'il aurait vengé Roger » (?) Je compris qu'il avait perdu un membre de sa famille ou un ami, mais je ne lui posai aucune question indiscrète car j'étais surtout préoccupé d'en savoir davantage sur les deux « évadés ».

 

Quand les avait-il vus ? Pendant combien de temps ? Dans quel état étaient leurs vêtements ? Étaient-ils blessés ? Avaient-ils parlé d'eux-mêmes ? D'où venaient-ils ? A quel endroit avaient-ils été abattus ? Avaient-ils sauté en parachute ? Quelle était leur mission ? Quels étaient leurs compagnons de chaîne ? Les connaissaient-ils ? Comment avaient-ils été introduits dans ce groupe ? Quel était leur passeur ? Par quels moyens de locomotion avaient-ils été acheminés jusqu'aux Pyrénées ?

 

Je m'aperçus rapidement qu'il ne fallait pas m'attendre à recueillir les précieux renseignements que j'attendais. Évidemment, la conversation avec les deux Anglais avait été très limitée pour la bonne raison que les deux aviateurs ne parlaient pas notre langue et s'exprimaient surtout par gestes. Finalement, je n'obtins de mon compagnon que des réponses très évasives à toutes mes ques­tions. J'apprenais cependant « qu'ils étaient parvenus à faire comprendre à ceux qui les avaient hébergés qu'ils venaient d'Angleterre et qu'ils avaient sauté en parachute dans le centre de la France du côté de Limoges » (?).

 

A plusieurs reprises je demandais à mon compagnon si mon nom - Serra - avait été prononcé en leur présence. Chaque fois, il me répondit qu'il pouvait me jurer sur son honneur et sur sa famille que je n'avais pas à m'inquiéter à ce sujet, mais je n'étais qu'à demi convaincu.

 

(1) « Jojo »: notre ami des TR Jeune : Ribollet.

(2) Dutech, un de mes amis du « Plateau ».

(3) Duchen ; chauffeur de Mazic.

 

 

 

 
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Article paru dans le Bulletin N° 116

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