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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
LA MISSION BADEN-SAVOIE T.R. JEUNE (8)
 

par Elly ROUS

Une erreur de composition a fait sauter dans le n° 95 un paragraphe souvenirs de notre ami Elly ROUS, chef de la Mission Baden-Savoie. . replaçons ici ce paragraphe qui aurait dû paraître page 25 avant " Une situation de plus en plus difficile " (que nous répétons ci-dessous afin de rétablir  l'intégrité du texte).

 

Ceci dit, rappelons que le récit se place fin avril 1944 et que notre camarade se trouve désormais à la tête d'une organisation bien implantée dans le Sud-Ouest de la France occupée. Les liaisons avec Alger sont bien réglées et lui permettent de passer un flot permanent de renseignements à la Centrale.

 

Quoi qu'il en soit, il n'était plus question pour l'instant de mettre un terme à un travail dont nous sentions l'importance et la nécessité, ceci d'autant  plus que des réseaux amis en perdition ou en panne, des membres de groupements clandestins qui nous avaient rendu de grands services, des personnalités chaque jour plus nombreuses, des résistants traqués, à bout de souffle nous demandaient instamment de passer quelques télégrammes, souvent S.O.S. pour eux... Andréa, Toulouse-Morhange, les Papillons, Chiquito, Frenay... nous faisaient contacter par nos agents de liaison, par nos indicateurs, par nos amis de Lannemezan, de Vic, de Bordeaux pour venir en aide à des camarades. Je ne pouvais m'empêcher de constater avec angoisse que chaque jour qui passait voyait grandir mes appréhensions au sujet de MARTIN et de CABALLÉ qui se démenaient encore assez astucieusement au milieu des problèmes particulièrement compliqués des passages de courriers à la frontière. Combien de temps pourraient-ils encore tenir dans de telles conditions ? Je craignais qu'ils ne finissent par tomber dans les multiples pièges tendus par les services allemands et la police espagnole notamment avec ses deux agents  secrets CARVALLO et MORENO qui redoublaient de zèle et de virulence.  Mes derniers renseignements en provenance d'Espagne m'avaient appris que huit sujets espagnols travaillant pour des réseaux français avaient été abattus clandestinement. MARTIN semblait surveillé, Raïch et Bravo qui avaient collaboré avec CABALLÉ étaient vraisemblablement grillés.

 

UNE SITUATION DE PLUS EN PLUS DIFFICILE

Il est certain qu'en cette fin d'avril la situation de notre filière franco­espagnole devenait de plus en plus critique et cela au moment même où le volume des tuyaux importants et urgents s'accroissait dans des proportions considérables. Personnellement, j'élaguais, je triais, j'en arrivais à ne passer presque exclusivement que des indications et des nouvelles de la catégorie " A ", c'est-à-dire de valeurs " très sûres ". Par mesure de prudence, j'avais évenu " Cid-Barcelone " et Alger qu'un prochain " courrier-bidon " présentant toutes les apparences d'un courrier authentique mais marqué d'une croix de Lorraine en coin ne renfermerait en réalité que des tuyaux crevés mais plausibles , de façon à pouvoir vérifier l'étanchéité de notre filière. En ce sens, j'avais stipulé, entre autres " un rendez-vous très urgent " dans un café de Barcelone, proche de la Rambla de las Flores, dont j'indiquais l'adresse exacte ainsi que le jour et l'heure et un mot de passe pour le patron (qui était pas dans le coup et naturellement ne comprendrait rien) afin que si quelqu'un se substituait à nous en utilisant ce mot de passe ou en essayant assister à la rencontre, il serait repéré par un policier espagnol - un vrai - ami de CABALLÉ qui se trouverait comme par hasard dans le café et rendrait compte à ce dernier de ce qui s'était passé.

De toute façon, pour ne pas être pris au dépourvu en cas d'alerte grave, de  danger imminent, d'impossibilité de poursuivre l'utilisation du " passage Caballé ", j'avais commencé à rechercher de quelle façon nous pourrions envisager nous-mêmes aussi la création d'une filière nouvelle. Cependant, ni les quelques rares rencontres avec des paysans qui se rendaient à pied ou en vélo à leurs champs et que je saluais au passage, ni les efforts que je devais faire pour parvenir au sommet des longues côtes décourageantes qui se succédaient à perte de vue, ne parvenaient à chasser complètement de mon esprit la multitude des problèmes qui devenaient chaque jour plus difficiles à résoudre. La question du ravitaillement n'était pas facile mais relativement accessoire, car les repas que nous prenions à la campagne ou chez des amis étaient bons et copieux ; ceux que nous prenions en cours de route étaient beaucoup plus restreints ; ceux qui résultaient de nos achats avec nos tickets dans les villes étaient de loin les plus modestes et les plus détestables, mais malgré un appétit stimulé par nos longues randonnées, il fallait se persuader qu'il valait mieux se restreindre, voire jeûner, que de fréquenter des hôtels ou des restaurants qui présentaient pour nous un danger réel. A vrai dire, nous ne manquions pas de tickets d'alimentation car nos camarades de Pamiers, de Vic, de Lannemezan, de Condom ou de Bordeaux nous les distribuaient généreusement et il nous arrivait bien souvent d'en offrir à ceux qui nous aidaient ou qui s'occupaient du ravitaillement de maquis déshérités.

 

 

UN FACHEUX PRESSENTIMENT.

A l'embranchement de la route de Condom à Valence que je venais 'atteindre, un bruit lointain de moteur me sortit brusquement de mes 'flexions intimes. Sans plus attendre, je sautais de mon vélo et j'allais me dissimuler dans l'herbe encore humide de rosée à plat ventre auprès d'un immense chêne à proximité d'un petit chemin en contrebas. J'avais eu une  bonne inspiration, car quelques instants après un gros camion passait à quelques mètres de moi…Pour ne pas être aperçu, je n’avais pas bougé. Quand je me redressai le véhicule était déjà loin de sorte que je ne pus savoir s’il représentait pour moi un danger réel... Cette nationale ne me disait rien qui vaille et il me tardait d'emprunter des voies moins fréquentées. J'avais cette fois l'esprit tendu et ne songeais qu'à surveiller ma route. Peu après, j'arrivais à la bifurcation au bas de la côte qui entre dans Valence. Je me dressai sur la selle pour appuyer plus fort sur mes pédales... après quelques minutes d'efforts j'atteignis l'entrée de la ville. Surprise... un motocycliste de l'armée allemande, près de sa machine appuyée contre un vieux puits public, paraissait occupé à une réparation. Il me regarda au passage. Je ne baissai pas les yeux mais pris un air un peu niais en souriant aux anges... après un long virage, je passai devant la magnifique église de la ville et me retrouvai bientôt sur la route de Vic-Fézensac, cette charmante cité que j'avais eu l'occasion de visiter autrefois à l'occasion de fêtes exceptionnelles, semblait plongée dans la tristesse et la torpeur. J'empruntai un instant l'avenue de Bayonne pour tourner à gauche, à côté de la petite place et du kiosque à musique. Cette fois je me sentais sur une route d'apparence plus sympathique malgré les montées et les descentes qui continuaient à se succéder. Tour à tour debout sur les pédales, appuyant de toutes mes forces ou en roue libre, en me relaxant et en respirant à pleins poumons l'air délicieusement pur de cette belle matinée, je poursuivais mon chemin en pensant à présent qu'à mon arrivée à Vie, je devrais organiser le départ de CHRISTIAN à Marseille chez L... ce qui me préoccupait non seulement parce que je perdais un précieux collaborateur et un ami, mais parce que j'éprouvais à l'égard de ce changement un fâcheux pressentiment.

 

UNE MAUVAISE RENCONTRE.

Il était près de neuf heures quand j'aperçus les premières petites maisons basses rangées sur la gauche et qui se trouvent à l'entrée de Lupiac, cette attachante cité gersoise où j'aurais bien voulu m'arrêter un peu pour saluer des parents d'amis algérois qui précisément habitaient dans ce quartier sur mon passage, mais je n'en avais pas le temps et il me tardait d'entreprendre la grande descente toute proche, à la sortie du bourg qui allait me permettre de me reposer un peu de mes efforts. Je roulais à présent très vite ; les gros pneus ballons que m'avait procurés Mazic à Lannemezan tenaient bien le coup pour le moment malgré leur usure et ma valise solidement arrimée sur mon porte-bagages ne bougeait pas. Ma récupération fut de courte durée, car déjà d'autres montées et d'autres descentes se profilaient à l'horizon. Bientôt une longue côte me conduisit sur la hauteur de Mondebat à un carrefour élevé qui dominait un panorama magnifique. J'avais à ma droite la route d'Aignan où j'aurais bien voulu me rendre afin de recueillir quelques précieux renseignements auprès d'un négociant en Armagnac, A. SEMPÉ, politicien très connu et résistant qui était en contact direct avec des maquis particulièrement actifs du secteur, notamment celui de Panjus animé par son valeureux curé, l'abbé TALET, et sur ma gauche vers Bassouës, à quelques centaines de mètres le clocher de l'église du village. Je calculai que le temps qui me restait à présent pour retrouver mon radio et mes amis de Vic était trop court. En outre, j'avais avant d'arriver à mon rendez-vous quelques courses urgentes à effectuer et il me tardait de mettre mon poste en sécurité car je ne tenais nullement à faire de longs détours avec un tel chargement. Je m’accordais toutefois quelques instants de répit pour souffler un peu et plonger mon regard loin devant moi dans cette vallée qui rejoignait la longue courbe qui se dessinait à mes pieds. J'avais faim ; je profitais de cet instant pour savourer une partie du sandwich que m'avait offert le père LABAT. Je venais d'en déguster la moitié et j'étais sur le point de remonter en selle quand je distinguai tout à coup en bas de la côte deux camions bâchés précédés d'une sorte de mini-car découvert qui roulaient dans ma direction. La distance ne me permettait pas de reconnaître l'identité des véhicules, mais habitué à ces sortes de rencontres, je ne me faisais aucune illusion, persuadé d'ores et déjà qu'il y avait de très fortes chances pour qu'il ne s'agisse pas " d'amis ". Le bruit des moteurs se rapprochait peu à peu. Je pus bientôt distinguer dans la voiture de tête deux uniformes verts-de-gris à l'avant et des tenues bleues à l'arrière. Vraisemblablement le convoi était composé d'Allemands et de miliciens, ces derniers servant de guides aux autres. Simple déplacement, tournée d'inspection, de ravitaillement, expédition punitive, transfert de maquisards, de suspects ? Je ne perdais pas mon temps en suppositions, ma décision fut vite prise. J'obliquais à gauche sur la route de Bassouës et allais me cacher dans les hautes herbes d'un champ sur la droite à proximité d'une haute pile de grosses bûches de chêne. Avant de m'allonger à plat ventre, je rangeai mon vélo, détachai la valise et la dissimulai sous un tas de bois. En relevant la tête, j'aperçus un fragment de route en contrebas et je pensais pouvoir peut-être me rendre compte de la direction que prendraient les camions quand ils parviendraient au croisement en haut de la côte. Subitement, je réfléchis que, sans commettre une erreur, j'avais tout de même préjugé que le convoi continuerait tout droit vers Vic-Fezensac, ce qui paraissait le plus logique, mais il n'y avait aucune raison aussi pour qu'ils ne tournent pas vers Aignan ou vers Bassouës, c'est-à-dire sur le chemin que je venais d'emprunter et qui passait à proximité de ma cachette.

 

UNE BONNE FÉE.

Je venais à peine d'imaginer cette éventualité quand, en me retournant, quelle ne fut pas ma surprise en apercevant à mes côtés, debout dans le champ, une vieille femme que je n'avais ni vu ni entendu venir. Vêtue de sombre, une canne à la main, le dos courbé, les cheveux blancs, le visage basané, sillonné de rides profondes, elle me regarda un instant fixement sans mot dire, puis lentement, à voix basse, comme si elle parlait dans l'église du village ".,, vous n'êtes certainement pas d'ici jeune homme et vous n'avez pas envie de faire de mauvaises rencontres, restez où vous êtes, n'ayez aucune crainte ". A son ton, à son air, je compris que je pouvais avoir confiance, une confiance qui chez moi n'était toujours que relative et limitée. " Je vous remercie Madame ; en effet, je ne tiens pas à aller travailler en Allemagne lui dis-je et je ne voudrais pas me trouver nez à nez avec ceux qui vont arriver dans quelques instants par la route de Plaisance ". " Vous pouvez laisser votre bicyclette ici et venir chez moi à deux pas d'ici, vous n'avez qu'à me suivre "... " Merci, mais il est trop tard, allez seulement sur la route, indiquez­moi la direction qu'ils prennent et revenez me chercher ici quand il n'y aura plus de danger ". Elle leva la tête, me regarda en souriant et s'éloigna vers la route... Le bruit des moteurs des véhicules s'était considérablement rapproché.., ils ne devaient pas être bien loin du carrefour... Bientôt, je n'entendis plus rien…s’étaient-ils arrêtés, avaient-ils poursuivi leur route vers Vic-Fezensac comme je l'avais prévu ? Impatient, j'attendais, immobile dans l'herbe. Mon attente ne fut pas longue. Quelques instants après, la vieille femme appuyée sur sa canne était encore auprès de moi. " C'étaient des boches avec quelques misérables français qui travaillent pour eux ". Ils allaient sans doute à Vic et à Condom et elle ajouta " quelle honte "... " vous pouvez croire qu'en 14 on n'aurait pas vu ça... ". Sortant une petite bouteille enfouie sous sa grande robe noire " tenez me dit-elle, vous boirez un petit coup de vin blanc à ma santé, cela vous remettra de vos émotions "...

Très touché par le geste de cette brave et vénérable grand-mère je la remerciai vivement, je rangeai soigneusement ma bouteille dans l'une des sacoches de mon vélo puis récupérai ma valise sous les bûches, la fixai solidement sur mon porte-bagages pour la deuxième fois dans la matinée et rega­gnai la route toute proche. " Au revoir, Madame, je n'oublierai pas votre gentillesse "... " Dieu vous garde " me répondit-elle en s'éloignant vers le village tandis que je revenais en sens inverse vers le carrefour. " Deux alertes depuis le matin... je voudrais bien faire mentir le proverbe qui dit jamais deux sans trois " pensais-je en m'engageant dans la grande descente. Je roulais bientôt à vive allure, entraîné par la forte déclivité du chemin qui serpentait dans la campagne. Le soleil avait pleinement dissipé la rosée du matin et dardait ses rayons brûlants sur les champs de maïs et de blé qui s'étendaient autour de moi... des grillons chantaient... au-dessus d'un bosquet isolé d'ormes et de châtaigniers, deux rapaces tournoyaient lentement dans le ciel clair en décrivant de grandes volutes. A leurs queues en forme de V je reconnaissais qu'il s'agissait d'un couple de milans et non de buses qui ont le même aspect général mais la queue très courte. Fier de mes connaissances ornithologiques, je me gardais cependant de poursuivre ces considérations et constatai seulement que ces ailes déployées venaient de me rappeler l'insigne caractéristique de l'armée allemande " l'Adler ", l'aigle dont les serres meurtrières qui surmontaient la swastika pouvaient à chaque instant s'abattre sur nous...

 

JAMAIS DEUX SANS TROIS.

Je dépassai bientôt les embranchements de Lasserade et de Couloumé pour parvenir au croisement qui coupe la nationale d'Aire à Marciac. Je longeai la route bordée d'arbustes et de lauriers et m'arrêtai un instant pour discuter avec un solide gaillard, maçon de son métier, que j'avais souvent rencontré à cet endroit et qui devait habiter l'une des maisons basses qui précèdent le pont sur l'Adour à l'entrée de Plaisance. Sans doute me prenait-il lui aussi pour un réfractaire du S.T.O., mais il m'avait toujours donné de bons tuyaux de dernière heure sur les gendarmes du coin, les maquisards, les miliciens. " Ca va bien mal par ici " me dit-il " je ne sais pas si vous allez à Maubourguet, mais vous feriez bien je crois d'éviter Ju-Belloc et Labatut aujourd'hui. Il y avait ce matin deux voitures par là-bas qui ne paraissaient pas très catholiques... vous auriez intérêt à passer par Ladevèze-Rivière »...

Je suivais son conseil et virais à gauche après avoir traversé la coquette petite place aux arcades typiques, puis fonçais sur la route droite et assez plate cette fois qui se dirige vers Saint-Aunix... Je venais à peine de passer l'embranchement de Beaumarchais que le troisième coup du sort se manifesta

Brusquement… le proverbe n’avait pas menti. Cette fois, il ne présentait pas - du moins directement - un caractère exceptionnel de gravité, mais outre les fâcheuses conséquences qu'il aurait pu avoir, il compliquait singulièrement ma tâche : mon pneu avant venait de rendre l'âme ! Maubourguet à une quinzaine de kilomètres, Vic-Bigorre à vingt-cinq, aucune habitation à proximité. J'envisageais plusieurs solutions : cacher ma valise dans un champ voisin pour revenir la prendre ensuite, mais si près du but à présent, cela ne me disait rien de bon. Réparer sur place ? J'avais bien une petite trousse avec quelques rustines, mais il me serait sans doute assez long et difficile sans un récipient et un peu d'eau de détecter le point précis de la crevaison ; effectuer la réparation sur cette route ? cela me paraissait assez imprudent... finalement, j'optai pour la poursuite à pied de mon itinéraire jusqu'à ce que je trouve un endroit sûr pour démonter mon pneu. Je marchais depuis une demi-heure environ, le vélo à la main, quand j'aperçus de loin une jeune fille qui sur sa bicyclette entrait dans une ferme en bordure de la route à Ladevèze. Parvenu à cet endroit, je pénétrai à mon tour dans la cour devant la maison. Avenante, la jeune fille avec à ses côtés une dame plus âgée - sans doute sa mère - vint à moi et regardant ma roue à plat comprit de suite ma situation. " Vous voilà en panne, lança-t-elle en souriant ".

 

ENCORE DEUX VRAIES FRANÇAISES.

" Je m'excusai et lui expliquai ce qui m'arrivait en lui demandant où je pourrais me mettre à l'abri et disposer d'un seau d'eau pour effectuer ma réparation ". " Entrez dans la grange, je vais vous apporter ce qu'il faut ". La roue démontée, la chambre à air sortie du pneu, je ne tardai pas à décou­vrir la cause de mon malheur : une grosse épine d'acacia, toute droite, plantée comme un clou... La jeune fille était revenue à plusieurs reprises m'apporter un baquet d'eau, quelques rustines, une clé à molettes et un verre de vin d'un excellent Madiran qui fut le bienvenu... Assis sur un billot de bois, entre une cage à lapins et de vétustes outils agricoles, je profitais du court instant que me laissait le séchage de la petite pièce que je venais de coller à ma chambre à air pour sortir de ma poche mon sandwich inachevé. Les deux femmes me regardaient en souriant : " voulez-vous un autre morceau de pain " me demanda la maman. Je refusai poliment, alléguant le peu de temps dont je disposais. Je lui expliquai que j'allais dans les Pyrénées chercher du travail et qu'il fallait me hâter. Elles n'insistèrent pas pour en savoir davantage, mais je compris au regard qu'elles échangèrent qu'elles avaient sans doute une petite idée sur les raisons exactes de mon déplacement, tandis que je regonflais mon pneu et remettais ma roue en place. " Les temps sont difficiles et nous traversons une période bien pénible mon bon Monsieur " murmura la dame en me quittant. La jeune fille qui s'était absentée quelques minutes revint rapidement et au moment où j'allais repartir me tendit un petit paquet. " Voici deux oeufs, ils sont tout frais... si vous repassez par ici venez-nous dire un petit bonjour ". " Je n'y manquerai pas et merci mille fois encore lui répondis-je en repassant le portail ". Tout en pédalant, je ne pouvais m'empêcher de penser à tous ces braves gens qui nous aidaient chacun à leur manière dans la mesure de leurs moyens, à tous ces paysans qui n'étaient pas dupes, imaginaient un peu ce que nous faisions, tout au moins le combat que nous menions, à tous ces patriotes anonymes et modestes qui, sans rien nous demander, nous ravitaillaient, nous hébergeaient, abritaient nos émissions, cachaient nos postes au péril de leur vie, à tous ces gens qui n'appartenaient à aucun groupement, qui ne demandaient rien en échange de leurs services, qui vraisemblablement ne parleraient jamais de ce qu'ils avaient fait, des risques qu'ils avaient courus, à tous ces vrais Français du terroir dont la seule raison de participer à la lutte était l'amour de leur pays et le seul objectif : la libération de notre sol. J'avoue que ces réflexions constituaient pour moi un précieux stimulant, car je pédalais de plus belle et j'arrivais bientôt à la hauteur de la bifurcation de Marciac pour entreprendre l'escalade de la longue montée d'Auriebat, ce petit village perché sur la colline qui domine la plaine de l'Adour, dont on aperçoit très loin à la ronde le clocher effilé...

 

RETROUVAILLES AVEC L'ARTISTE.

Bénéficiant de l'appoint de ce que les sportifs appellent " le second souffle ", sans doute provoqué par mon entraînement intense, je grimpais sans trop de mal cette côte et retrouvai avec plaisir la descente qui allait me conduire bientôt tout près de l'entrée de Maubourguet. Je dépassai le chemin qui longe les coteaux, passe devant la maison de GENOIS puis, au pied de Montfaucon - où j'irais sans doute dans quelques jours avec mon ami ABADIE préparer de nouvelles émissions - et, avant d'atteindre Rabastens, à proximité d'Haget où JEAN était en contact avec le commandant SAXUC, résistant avisé et sûr, qui nous rendait de grands services. Un quart d'heure après, j'étais déjà au Bouscaret dans les faubourgs de Maubourguet. Tout était tranquille, du moins en apparence. Je franchis le pont avant d'arriver à l'église, la vaste place du marché, le rond-point de la route de Bordeaux et à quelques mètres de là, au bout de la grande allée de platanes dont les branches s'entrecroisent des deux côtés en forme de tonnelles, j'entrai chez LABUSQUIÈRE.

J'avais fait plus de quatre-vingt kilomètres depuis mon départ de Saint­Orens ; j'avais dû souvent descendre de vélo dans des côtes interminables, trois arrêts assez longs dont deux alertes, une marche supplémentaire de trois kilomètres à pied due à une crevaison. Il était près de treize heures et après diverses courses à Maubourguet, je comptais reprendre la route pour arriver à Vic-Bigorre vers dix-sept heures. De loin, Mme LABUSQUIÈRE qui nous a toujours apporté une aide bienveillante et efficace me fit un signe de la tête et sortant de la maison située dans la cour perpendiculairement à l'avenue vint vers moi. " Allez jusqu'au fond avec votre vélo car j'ai ici deux personnes qu'il vous vaut mieux ne pas rencontrer. VIVIAN était là hier, il vous attend à Vic... mais faites attention, il faut être de plus en plus méfiant... mon mari vous racontera ". Je dissimulai ma valise dans un coin du jardin, rangeai mon vélo tandis qu'arrivait LABUSQUIÈRE - l'artiste comme nous l'appelions amicalement - avec un air perplexe. " Bonjour SERRA, je vous attendais, nous traversons des moments difficiles... " dit-il. Il me rendit compte des derniers événements qui s'étaient passés dans le secteur. Troupes d'occupation et miliciens redoublaient d'activité, les " dénonces " devenaient plus nombreuses, beaucoup de maquis étaient menacés, de part et d'autres intervenaient quelques exécutions sommaires. Tandis que je l'écoutais attentivement mes yeux se portaient instinctivement sur la façade de cette maison qui a failli, à maintes reprises, être le théâtre de véritables drames alors que des maquisards se dissimulaient au premier étage et que des soldats allemands occupaient le rez-de-chaussée. Mais malgré son anxiété, ses constantes récriminations, ses emportements aussi violents qu'inattendus, " l'artiste " était un homme intelligent et lucide qui n'était pas prêt à se laisser aller au découragement. Dans des termes incisifs, mordants, souvent agressifs, il me fit part de sa colère et de ses griefs envers quelques-uns de ces compatriotes qu'il jugeait trop combinards ou trop timorés. Il me confirma les risques sérieux et inutiles pris par V... à l'occasion de parachutages. Après un rapide tour d'horizon, je lui demandai de veiller sur ma valise qui contenait un petit poste qui nous serait précieux et j'ajoutai " mes démarches et mes visites dans le secteur ne seront pas longues ; je reviendrai dans une heure et demie environ chercher mes affaires ; seul le piano restera chez vous quarante-huit heures ou davantage selon ce que nous aurons décidé à Vic pour l'organisa­tion des émissions futures ".

 

UN NOUVEAU GÎTE.

Après m'être un peu désaltéré, je reprenais mon vélo et quittais l'avenue de platanes, cette fois en passant par la route de Vic et le terrain de sports. Malgré le danger invisible mais toujours présent, le fait de pouvoir rouler sans ma valise et son contenu particulier me procurait un certain plaisir, relatif sans doute mais réel, à un point tel qu'en revenant en sens inverse sur la route d'Auriebat jusqu'au bas de la côte, je ne ressentais plus la fatigue de la matinée et j'en arrivais à oublier un instant que le cadre de mon vélo était rempli de documents tout aussi dangereux que le piano...

Dans une ferme un peu isolée à l'écart de la route à laquelle on accédait par un petit chemin de campagne qui serpentait à travers les champs de maïs je rencontrai une dame assez âgée et sa fille : la famille DUCURON. Ces deux personnes qui vivaient seules, attendaient ma visite. Elles ne m'avaient jamais vu mais connaissaient mon existence et mon signalement par l'intermédiaire d'amis résistants de Vic et de Maubourguet. Elles s'étaient proposées pour m'héberger moi-même ou mes collaborateurs si occasionnellement nous en avions besoin. Elles me reçurent très gentiment, un peu craintives et me regardant un peu comme on examinerait un martien égaré sur notre planète. Elles tenaient beaucoup à me faire visiter la chambre qui me serait destinée au premier étage. Je le fis volontiers. C'était une immense pièce meublée d'une manière vétuste avec de grands rideaux aux fenêtres et un grand lit à baldaquins qui me fit sourire. Le lieu était sûr, la demeure tranquille, les possibilités de départ précipité sans être trop repéré excellentes. Une seule ombre au tableau toutefois que je découvris au cours de la conversation : elles avaient un ouvrier agricole italien qui couchait dans la grange attenante et dont elles semblaient se méfier un peu et qui avait, paraît­il, parfois un comportement bizarre. Elles comprirent rapidement mes réticences au sujet de cet individu. " Si vous venez loger ici, faites-nous le savoir à l'avance par nos amis communs, je l'enverrai coucher ailleurs pendant votre séjour " me dit la propriétaire. Je les remerciai chaleureusement et leur expliquai que si les circonstances me le permettaient, j'aurais sans doute l'occasion, dans quelques semaines, de profiter de leur hospitalité... elles seraient prévenues en temps opportun. Je leur demandais enfin, avant de prendre congé, de ne parler à personne de ma visite. Quelques instants après, je me retrouvais encore sur la route de Maubourguet, cette fois pour parvenir à la départementale de Rabastens et gagner la maison de Genois toute proche. Certes, je devais voir " RAPHAËL " (c'était le pseudo de GENOIS) à Vie, mais je voulais profiter de mon passage pour essayer de le trouver avant notre rencontre et étudier avec lui la possibilité d'émissions futures dans sa vaste demeure.

 

LA GRANDE PEUR DE RAPHAËL.

C'était une immense maison d'autrefois, entourée d'immenses dépendances. Je ne trouvais que sa vieille maman, austère et très lucide, qui me fit entrer dans un grand salon obscur, décoré d'armes anciennes et de tableaux parmi des meubles et des fauteuils de style, recouverts de housses blanches. Elle m'apprit que son fils était parti à Tarbes depuis le matin et ne rentrerait que tard dans la soirée. " Croyez-vous que tout ceci va bientôt finir ? " me dit-elle un peu angoissée... J'essayais de lui faire partager mon point de vue qui n'était pas hélas une conviction, mais que je m'efforçais de présenter comme telle pour rassurer la vieille dame. Mise en confiance, elle me raconta alors ce qui venait d'arriver à son fils la semaine précédente. Il s'agissait de toute évidence de l'une de ces histoires tragi-comiques dont RAPHAËL semblait avoir l'exclusivité, mais qui avait bouleversé sa digne mère. Un jeune alsacien de la résistance de Maubourguet était venu un soir, peu après la tombée de la nuit pour demander un petit service. Entré dans la cour, il avait trouvé la porte et les volets fermés et avait alors appelé à plusieurs reprises " Monsieur GENOIS, Monsieur GENOIS ! " Réveillé en sursaut, RAPHAËL, toujours sur ses gardes et prêt à décamper à la moindre alerte était allé réveiller sa mère dans la chambre voisine au premier et l'avait chargée de regarder par la fenêtre à travers les volets à claires-voies dans l'obscurité ce qui se passait pendant que de son côté il commençait à se vêtir en toute hâte et à s'emparer d'une petite mallette de voyage toujours préparée à l'avance en vue d'un départ précipité. " Que voulez-vous ? Qui demandez-vous ? " lança la vieille dame de sa fenêtre d'une voix forte mais un peu tremblante en s'efforçant de dominer sa peur... " Monsieur GENOis, je cherche Monsieur GENOIS " clama l'alsacien avec un accent germanique tellement prononcé que la pauvre femme absolument catastrophée, croyant se trouver en présence d'un policier allemand, se contenta de répondre " mon fils est parti depuis longtemps vers Marseille et j'ignore totalement quand il reviendra ". Affolée, elle se précipita dans la chambre de son fils " les Allemands viennent te chercher " lui cria-t­elle. Il n'en fallait pas davantage pour que RAPHAËL, en moins de temps qu'il ne faut pour le relater, saute par la fenêtre de derrière dans le jardin, oublie l'endroit préparé à l'avance pour traverser la haie, foncer à travers les ronces et les taillis pour disparaître, la figure ensanglantée et le corps couvert d'épines, dans la nature...

Je dus faire un violent effort pour ne pas éclater de rire et respecter l'émoi de la mère de mon ami. " Croyez-moi SERRA, me faire des émotions pareilles à mon âge et me laisser plusieurs jours dans l'inquiétude sans nouvelles pour apprendre ensuite - Dieu soit loué - qu'il ne s'agissait que d'un camarade... c'est bien pénible... "

J'essayai de la réconforter de mon mieux avant de prendre congé. " Nous vivons des temps difficiles et votre fils nous aide beaucoup, oubliez cette histoire, tout est bien qui finit bien ".

Une fois encore, je repris le chemin qui mène à Maubourguet pour bifurquer sur la route de Bordeaux vers Lembeye et tourner ensuite pour me rendre à Larreule dont on apercevait de loin le clocher. Je rencontrai dans ce village des gents charmants, amis de Félix et de Félicie LARIVIÈRE de Vie : les familles POUEY-DAXÉ qui elles aussi étaient prêtes à nous recevoir dès que nous en manifesterions le désir. Elles possédaient près de l'église une maison ancienne assez confortable à l'abri des regards indiscrets que nous pourrions utiliser ultérieurement en cas d'alerte, qui à travers les champs de maïs ne se trouvait qu'à six à sept kilomètres de Vic-Bigorre. Je les remerciai de leur accueil et cette fois regagnai directement Maubourguet en prenant le même chemin qu'à l'aller.

 

L'ÉQUIPE FAIT LE POINT.

Comme convenu, je reprenais peu après ma valise chez LABUSQUIÈRE, lui confiai le poste qu'il allait dissimuler en lieu sûr et pédalais dans la direction de Vie non par la nationale directe mais en retournant sur mes pas à l'intérieur de la localité pour tourner au carrefour de Plaisance et emprunter de ravissants petits chemins de campagne assez peu fréquentés et plus tranquilles. La demie de dix-sept heures venait de sonner et sauf imprévu, je devais arriver à destination dans une trentaine de minutes. Satisfait du travail accompli, des renseignements recueillis, des hébergements futurs contrôlés, je pédalais aisément à travers les champs de maïs et les peupleraies en découvrant par intermittence les rives verdoyantes de l'Adour. Au loin, la majestueuse chaîne des Pyrénées se découpait dans l'azur d'un ciel sans nuages. J'arrivai bientôt à Lafitole, longeai le village au pied de la colline, traversai Gensac et après le lavoir obliquai pour gagner Liac et retrouver, une nouvelle fois, l'Adour sur le pont qui précède les deux jolis bois de chênes qui bordent de chaque côté l'entrée du charmant village d'Artagnan avant de franchir les deux passages à niveau qui mènent à Vic-de-Bigorre. Au lieu de pénétrer directement dans la ville, je bifurquai à la hauteur de la villa habitée par M. S..., un dentiste résistant (ami de " Polo " LAFFITE, officier S.S.M. en mission) qui avait hébergé, dans le plus grand secret, Monique GIRAUD avant son passage en Espagne. Quelques instants après, à une centaine de mètres de là, je me trouvais sur l'avenue de la Gare et franchissais le portail du petit jardin de mon ami VEUCEZ qui, en compagnie de JEAN, de VIVIANE et de CHRISTIAN, m'attendait dans le petit salon du rez-de-chaussée. C'est avec beaucoup de joie que je revis les membres de mon équipe. Ma venue était attendue avec beaucoup d'impatience depuis plus d'une heure. Je saluai Mlle VERGEZ, la soeur de notre ami qui discrètement disparut pour aller, du premier étage de la maison à travers les volets clos, surveiller les alentours. Nous avions tellement de choses à nous dire que nous ne savions par où commencer. Tandis que nous trinquions, un verre de vin blanc à la main, VERGEZ toujours réfléchi, pondéré, prit le premier la parole pour nous dresser un tableau rapide mais complet de la situation à Vic, s'interrompant par moments pour laisser mes amis apporter au passage quelques considérations personnelles ou répondre à des questions précises que je ne manquais pas de leur poser. Ma valise avait déjà été mise en lieu sûr par les soins de Mlle Vergez. Christian adorait bricoler était sorti sur ma demande enlever ma selle et récupérer les documents dissimulés dans le cadre de mon vélo. Sérieux mais toujours optimiste et souriant malgré les menaces qui se multipliaient de toutes parts, notre hôte - prototype du véritable résistant - joignait à sa gentillesse naturelle une rare discrétion. Son exposé terminé, il prit pour prétexte d'aller voir si la valise était bien cachée et aussi se rendre compte si notre réunion pouvait se poursuivre normalement pour se lever et me glisser à l'oreille avant de sortir de la pièce " je vais regarder un peu ce qui se passe aux alentours pendant que vous discutez avec nos amis... je reviendrai tout à l'heure ". " Vous pourriez bien rester avec nous, car nous n'avons aucun secret pour vous lui dis-je en le remerciant ", mais il était déjà sorti et avec son vélo circulait paisiblement autour de sa demeure, prêt à nous alerter en cas de danger...

 

 

 

 
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Article paru dans le Bulletin N° 96

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