par Paul ESMIOL
Dans le B.L. N° 80, notre Camarade M. Paul ESMIOL raconte comment, en sa qualité de collaborateur du Poste C.E. d’Annemasse il a pu entrer en contact à Zurich avec un important agent des Services Spéciaux allemands, lequel, après une mission d'essai, lui propose de participer à un plan de sabotage du ravitaillement des troupes françaises. Il s'agit de transporter clandestinement en France un lot de bombes incendiaires et de s'attaquer à des objectifs sélectionnés par l'Etat-Major allemand. Le Chef de M. ESMIOL, le Capitaine DESVERNINES, alerte ses supérieurs à PARIS et incite notre Camarade à poursuivre cette dangereuse partie.
VOYAGE A ZURICH POUR RECEVOIR LES BOMBES
REMISE A ANNEMASSE DES BOMBES - VOYAGE VERS LE MANS
La semaine passée à Annemasse, je vins à Genève pour téléphoner à Erlin, lui demander si Yunker était à Zurich. Sur sa réponse affirmative, je lui donnais rendez-vous pour le lendemain à 14 heures, si Yunker acceptait cette heure. Il me répondit :
- Tu n'as qu'à venir à mon bureau, que Yunker m'y attendrait comme nous étions d'accord.
Arrivé à l'heure, sans préambule, Yunker attaqua :
- Le moment est venu d'exécuter les ordres que j'ai reçus. Je vais te montrer les bombes incendiaires et te faire voir la simplicité de leur amorçage.
Il ouvrit un carton contenant 12 boîtes de Corned-Beef, marque Liebig, dimensions et poids ordinaires 450 grammes, en me disant :
- Tu vois que sous cette présentation, aucun gendarme ni douanier ne verront qu'il s'agit de bombes incendiaires. J'en ai une dans ma poche qui n'est pas chargée. Tu vas voir ce qu'il faut faire avant de la mettre en place; avec cette clef ordinaire d'une boîte de conserve, tu l'ouvres par le dessus. Tu verras qu'à l'intérieur de la boîte, il y a une ampoule. Tu casses le bout pour que le liquide se répande sur la poudre blanche, et tu disparais aussitôt. Je ne peux pas te dire ce que c'est. L'état-major en garde le secret. Un quart d'heure après, tout est détruit .
- Tu as bien compris ? Tu garderas 2 boîtes pour toi, les autres tu les porteras à M. X... à Paris qui a reçu des instructions et qui les attend. Tu ne le verras pas. Tu trouveras à cette adresse une femme à laquelle tu diras le mot de passe convenu entre nous.
Ce sera fini pour toi pour le transport de ces boîtes à Paris.
Pour toi, nous avons étudié à Darmstadt ce que tu dois détruire au plus vite. C'est dans la région de la Sarthe qu'il y a les grandes minoteries qui ravitaillent toute l'armée française du front.
C'est là qu'il faut frapper. - Il me sortit une carte de la Sarthe sur laquelle plusieurs points étaient marqués.
En bordure de la ville du Mans, un gros point rouge. Il continua :
- Tu vois, à ce point rouge, il y a une grande minoterie, les Grands Moulins de Saint-Georges, d'où chaque jour, des wagons et des camions de farine partent vers le front des armées. Je te charge d'aller au Mans, de parvenir jusqu'à ce moulin pour y placer tes deux boîtes. Comme c'est très grand, il vaut mieux que tu mettes les 2 boîtes. C'est très vite fait. C'est tout ce que j'ai à te dire.
Tu devras m'apporter les photos du moulin détruit pour que je puisse te payer les 30.000 francs.
Il faut que, dans un mois, je puisse prouver à mes chefs de Darmstadt que la mission a été accomplie avec succès.
Tu informeras Erlin dès ton retour. J'attendrai qu'il me téléphone de venir, mais ne viens pas sans les preuves de la destruction du moulin.
Je bourrais les boîtes de Corned-beef dans ma sacoche et mes poches, puis sans la moindre émotion, le pris mon train habituel.
Nous étions d'accord avec mon Capitaine pour que je ne traverse pas la frontière avec ces bombes dans ma valise. Il préférait que je les porte au Consulat de France, qui les ferait porter à Annemasse par la valise diplomatique. Ce qui fut fait le jour suivant.
J'arrivais au bureau peu après, pour expliquer la mise en fonction et l'amorçage par l'ampoule; et toutes les instructions que j'avais reçues pour porter à Paris 10 de ces boîtes à l'adresse que je donnais ; plus 2 autres bombes que je devais utiliser personnellement pour détruire le Moulin de Saint-Georges, du Mans. Il fallait aller vite pour faire renforcer la surveillance de tous les endroits de ravitaillement, minoteries, entrepôts, stocks d'essence, etc...
Dès ce moment, le téléphone avec Paris ne s'arrêtait pas, des conversations en clair, et en langue chiffrée, durèrent tout l'après-midi. Un officier devait se rendre à Paris immédiatement pour porter les bombes, camouflées en boîtes de conserve de Corned-beef.
Quant à moi, j'étais congratulé par mes chefs, qui donnaient à cette affaire une importance extraordinaire. Un résultat était déjà acquis. Nous connaissions la volonté de l'Etat-Major allemand :
1° De s'attaquer au ravitaillement de l'armée à la source;
2° Nous connaissions avec quel genre de bombes l'affaire allait débuter et leur camouflage;
3° Nous connaissions l'adresse de l'espion à Paris, chargé de distribuer ces boîtes.
Mon rôle était terminé en ce qui concerne la remise des bombes à Paris, le contre-espionnage français possédait tous les éléments pour bloquer toutes les possibilités de désastres.
Par contre, pour ne pas être irrémédiablement brûlé, il fallait, pour aller retrouver Yunker, préparer toute une comédie !
Nous en parlâmes longuement avec le Patron qui, déjà très content des résultats obtenus, finit par approuver le programme que je lui proposais.
Pour justifier l'insuccès de la mission, je pourrais toujours invoquer l'impossibilité de s'approcher du Moulin de Saint-Georges, gardé militairement tous les 50 mètres, par des sentinelles qui devaient tirer sans préavis sur tout individu s'approchant des barrières de l'établissement. Cette difficulté suffisait pour rendre impossible la pénétration à l'intérieur du moulin. Cela pouvait être accepté, en démontrant tous les efforts tentés, et ma parfaite connaissance des lieux, que je ne connaissais pas antérieurement. C'était déjà prouver que si le résultat n'était pas atteint, la tentative avait bien été exécutée, et qu'à l'impossible nul n'est tenu.
Je me chargeais de leur faire avaler cette couleuvre à la condition que je me rende au Mans pour étudier l'endroit et donner la sincérité à toutes mes explications de cet échec, pour continuer à avoir connaissance d'autres opérations dans le même genre, car les Allemands sont persévérants.
Le Capitaine accepta mon programme qu'il proposa au Ministère à Paris. C'était trop grave et il voulait être couvert par la direction du Service.
Il me renvoya de 48 heures pour connaître la réponse de Paris. Elle arriva le lendemain. On nous donnait carte blanche. Dès lors, il n'y avait pas un jour à perdre. Le Chef me dit :
- Vous partirez pour Paris et Le Mans ce soir. Je vais vous donner deux ordres de mission pour faciliter vos démarches, le cas échéant.
J'avais une lettre pour le Commissaire Spécial de la Gare de Lyon et l'autre pour le Commissaire Spécial du Mans.
Après avoir reçu les dernières recommandations du Capitaine et muni des ordres de mission que je devrais montrer aux Commissaires spéciaux en cas de besoin, je prenais dans la soirée le train qui devait m'amener à Paris le lendemain matin.
ARRIVEE AU MANS - VISITE AU COMMISSAIRE - USINE CHIMIQUE INCENDIEE - JOURNAUX IMPRIMES A ANNEMASSE
J'arrivais au Mans l'après-midi. Je me précipitais vers l'hôtel le plus proche. J'avais très peu dormi, j'étais tellement fatigué que je désirais le faire jusqu'au lendemain, sans manger. Le jour suivant, je me mis en quête du Commissaire Spécial, pour lui montrer mon ordre de mission.
Le Commissariat n'était pas loin de l'Hôtel. A 9 heures, je me présentais. Après avoir pris connaissance de mon ordre de mission, le Commissaire me reçut très aimablement. Sans perdre de temps, je le priais de bien vouloir me faire accompagner au Moulin de Saint-Georges.
Il me dit :
Tout de suite si vous le désirez; vous venez sans doute pour voir si nous avons renforcé les mesures de sécurité? On nous a avisé, il y a une dizaine de jours, que notre Moulin si important était menacé d'être incendié par des espions allemands, et que nous devions renforcer la surveillance militairement. Allez-y, vous verrez!
Je lui dis alors que je ne connaissais pas personnellement le moulin, que je devais le visiter, et relever des plans pour le compte du 2e Bureau du Ministère de la Guerre. Je devais aller vite, pour être de retour à Paris dans la soirée.
Je remerciais le Commissaire de son obligeance.
J'allais visiter cet établissement, sans même y pénétrer. Car ce que je voulais connaître était la topographie des lieux et son allure générale pour pouvoir démontrer que je m'y étais réellement introduit. Je ne savais pas trop comment j'allais présenter la suite à Yunker, si je devais le revoir.
Lui dirai-je que je n'ai pas pu m'approcher à cause de la présence de sentinelles tous les 50 mètres?
Que devant une telle garde militaire armée, je ne pouvais courir le risque d'être fusillé pour gagner 30.000 francs?
Je verrai bien ce qu'on me dira en arrivant à Annemasse.
Je revins déjeuner au buffet de la Gare du Mans, après quoi je repris le premier train pour Paris.
J'étais dans le couloir, je regardais défiler le paysage lorsque dans le lointain, j'aperçus un grand établissement, le toit effondré, comme s'il avait été bombardé, noir de fumée.
Je sursautais ; tout un programme traversa mon cerveau. Je me dis : Voilà mon Moulin de Saint-Georges incendié!
J'avais acheté plusieurs journaux à la Gare du Mans pour lire dans le train, dont le « Journal de la Sarthe ». En l'ouvrant, à la première page de ce journal régional, je vis une photo de 10 centimètres sur 10 qui me fit bondir. II s'agissait de la photo d'un grand bâtiment en flammes dont la toiture était effondrée. Un article en dessous disait qu'il s'agissait d'une fabrique de produits chimiques en feu à la suite de l'explosion d'une chaudière. Il y avait 5 morts et 15 blessés. Les causes du sinistre étaient connues. Je trouvais comme un éclair la solution du problème que j'étais venu chercher en inspectant les lieux du Moulin. Cette photo, ce serait le moulin, et l'auteur de l'incendie ce serait moi ! Il ne restait qu'à faire réimprimer le même journal à l'imprimerie d'Annemasse, y relater un texte que nous déciderions avec mon Chef.
Je traversais Paris sans m'y arrêter, j'avais hâte d'arriver au bureau pour y faire mon rapport.
J'eus tout le temps, pendant ce long voyage, de réfléchir et de préparer mon retour à Zurich. Je ne voyais pas comment ça ne marcherait pas bien, du moment que je remettrais à mon boche quelques journaux mentionnant l'incendie du Moulin de Saint-Georges, la photo de l'établissement encore fumant, juste à la date où je devais me trouver sur place pour poser les deux fameuses bombes incendiaires !
Ce programme bien arrêté dans mon esprit, je me présentais au Capitaine dès mon retour à Annemasse.
Il me reçut pendant une bonne heure. La décision qu'il prit immédiatement fut celle de faire part de ce projet aux grands patrons du bureau de Paris, et de revenir le voir dans 48 heures.
Quand je revins après deux jours, le Capitaine me reçut avec un air réjoui, en me disant :
- Nous avons carte blanche, mais vous jouez avec le feu. Je dois vous dire d'y renoncer, si vous vous sentez en péril !
Cette idée de péril ne m'était jamais venue à l'idée. Très gaiement, je lui dis :
- Mais c'est mon boulot de jouer avec le feu ! Vous voyez, je vous apporte les plus puissantes bombes incendiaires qui existent, dans mes poches. Vous voyez, je ne suis pas encore brûlé !
Il se mit à rire.
Tout était d'accord, il s'agissait d'aller chez l'imprimeur. Le Capitaine donna l'ordre à l'inspecteur Lemaire de venir avec moi à l'Imprimerie de dire à l'Imprimeur que, par ordre du 2e Bureau, il devait reconstituer ce journal intégralement et en tirer 10 exemplaires, que le prix lui serait payé par lui-même.
La photo de l'usine sinistrée présentait une difficulté, il fallait l'envoyer à Lyon pour en faire un simili métallique. Cette opération pouvait être faite dans les trois jours, et le libellé du journal serait modifié selon ce qu'on lui dirait à la réception du cliché. Le prix demandé fut de 3.000 francs. Il n'y avait plus qu'à attendre que les journaux soient imprimés, après quoi je viendrai rendre une ultime visite au bureau avant d'aller affronter à Zurich mon très grand ami Yunker.
J'avais tout le temps de préparer la comédie que je devrais jouer. A présent, il fallait aller vite.
J'avais tous les éléments pour prouver que j'étais bien au Mans le jour de cet incendie, j'avais conservé la note de la chambre de l'hôtel, les notes du restaurant du buffet de la Gare du Mans.
En même temps, je lui remettrai huit journaux avec photo, sensément achetés à la bibliothèque de la Gare du Mans (imprimés à Annemasse) lui démontreraient la réussite du sinistre provoqué au moyen des bombes à la date où j'étais sur place.
Que voulait-il de plus? J'étais convaincu qu'il n'y aurait pas d'accrochage. Tout bien pesé, le Capitaine était de mon avis, sans quoi il m'aurait ordonné d'arrêter là.
ALLER A ZURICH POUR Y APPORTER LES PREUVES DE L'INCENDIE ET RECEVOIR L'ARGENT
Sans changer mes habitudes, je retraversais la frontière entre midi et 2 heures, sans incidents, puis le soir je faisais savoir à Joseph par téléphone que tout avait bien marché. II me répondit :
- Viens au plus tôt, Yunker est à Zurich. Je vais lui annoncer la bonne nouvelle. Je t'attendrai demain à 15 heures.
Je voulais lui faire un grand baratin sur les difficultés rencontrées pour atteindre le moulin, et la grande surveillance militaire, partout où il y avait des entrepôts, et des hangars où les sacs étaient empilés jusqu'au plafond, que j'avais été sur le point de renoncer, vu le risque de me faire abattre par les sentinelles, mais j'ai persisté et réussi à me faufiler jusqu'à l'intérieur où j'ai pu déposer les deux bombes décachetées, prêtes à fonctionner. Avec des pas de Sioux, je disparus de la zone dangereuse, circulant comme un simple ouvrier, je regagnais Le Mans, Paris, pour finir mon voyage à Saint-Julien, d'où je regagnais la Suisse en passant la frontière à un endroit isolé non gardé.
Joseph me dit :
- Attends, je vais traduire tout ce que tu viens de m'expliquer en allemand, pour qu'il n'ait pas à te questionner inutilement. II comprendra mieux en lisant.
C'est bien ainsi que le rendez-vous de l'après-midi se déroula. En voyant les journaux, Yunker était fier de lui. II disait :
- Résultat extraordinaire, pas de doute, les preuves sont indiscutables. Tu as bien fait de porter plusieurs journaux. Dès que l'on aura vu à Darmstadt les preuves que je vais leur apporter demain, on m'autorisera à te donner les 30.000 francs. Il faut que tu attendes mon retour dans trois jours.
Joseph exultait, me disant :
Ce soir, viens souper à la maison, si tu n'as pas trop sommeil, après nous irons écouter la musique .
Je refusais, lui disant que depuis quelques jours je passais les nuits dans le train, que j'irais au lit sans souper.
Trois jours sont vite passés pour un homme qui a besoin de solitude, que sa mauvaise santé a habitué à garder la chambre.
Au jour dit et à l'heure prévue, je sonnais à la porte de Joseph. Junker venait d'arriver quelques minutes avant moi. A son air radieux, je vis que tout allait bien. Il se leva, les mains tendues vers moi, me demanda dans son français barbare si je m'étais bien reposé, et des congratulations qui n'étaient pas son genre.
II continua :
- Les chefs de Darmstadt ont été très satisfaits de votre réussite. Ils ont regardé les traces de la destruction de ce grand moulin avec un vif intérêt. Chacun voulait avoir un journal, ils le commentaient en tapant avec leur stylo sur la photo, disant : Quel beau travail, quelle victoire !
Pour ma part, je suis en avancement, je suis chargé de vous dire que si vous voulez vous faire allemand, on vous donnera la Croix de fer.
Je lui dis que j'étais confus de tant d'honneur, avec des gestes évasifs ; il comprit que ce n'était pas le moment de parler de ça.
- Je dois vous payer 30.000 francs, je vous retiens 3.000 francs, je ne puis pas vous dire pourquoi.
J'avais déjà compris que ce 10 % était la part qu'il avait promise à Joseph. D'un geste rapide, il sortit son portefeuille et me remit 27.000 francs. Après quoi il dit :
- Il faut que je vous quitte, j'ai un train à prendre dans une 1/2 heure.
Sa satisfaction était manifeste, il était plus raide, plus épanoui que d'habitude, comme quelqu'un qui a gagné à la bourse. A peine fut-il dehors que Joseph me dit :
- Nous devrions partager, mais donne-moi seulement 10.000 francs, sur un ton qui ne demandait aucune réplique, me faisant remarquer que j'avais encore 17.000 francs pour moi.
Je me déclarais content de cet arrangement, je ne pouvais pas le mécontenter ni avoir une discussion avec lui.
A ANNEMASSE. - RETOUR AVEC L'ARGENT DE LA PRIME POUR LES BOMBES
Rentré à Genève, je ne perdis pas une minute pour aller faire part de ma rencontre avec Yunker chez Joseph.
Le Capitaine, le Lieutenant Rochet, le Secrétaire Mussy s'étaient réunis pour m'entendre leur raconter en détail mes explications et toute la comédie que j'avais dû jouer, pour finalement voir Yunker sortir son portefeuille de sa poche et me remettre 27.000 francs, dont 10.000 me furent demandés, sans discussion, par Joseph après le départ de Yunker.
Je dis à mon Capitaine :
- Il me reste 17.000 francs, les voilà, prenez-les, je n'en veux pas! C'est une sale histoire.
Il me dit
- Pas du tout ! Gardez-les, vous en avez besoin pour vivre. Je vais vous prendre seulement 5.000 francs. Nous ne sommes pas très riches. Avec cet argent, nous pourrons toujours dépanner d'autres agents qui sont ici dans la détresse. Je vais vous faire un reçu.
II me fit un reçu ainsi conçu :
« Reçu de M. Esmiol la somme de cinq mille francs argent français sur une prime de 30.000 francs suisses qu'il a touchée des Services allemands avec notre autorisation. Cette somme de 5.000 francs est destinée à être donnée en prime extraordinaire à des agents de notre Service.
« Ce reçu a été donné à Annemasse le quatre octobre mil neuf cent dix-sept. en présence du Capitaine Desvernines et du Lieutenant Rochet.
« Fait en double à Annemasse, le quatre octobre mil neuf cent dix-sept.
« Signé : DESVERNINES, ROCHET et ESMIOL. »
La réussite de cette opération provoqua une grande gaieté parmi ces Messieurs, qui me regardaient comme un oiseau rare.
Quant à moi, je n'avais jamais eu autant d'argent et je pus de suite donner un coup de main à un agent sympathique qui venait de faire trois mois de prison en Suisse, qui était provisoirement à l'hôtel, sans pouvoir payer sa note.
L'Inspecteur Lemaire m'invita à venir souper chez lui. Il voulait que je lui raconte les péripéties de mon voyage au Mans. Il avait participé aux démarches à l'imprimerie. Il avait droit à une partie de la fête qu'on me faisait au bureau, on but le champagne à la gloire du 2e Bureau.
Le lendemain, ce fut le patron qui m'invita à déjeuner dans son salon privé de l'Hôtel Moderne.
Le travail du Bureau militaire s'accroissait continuellement. Un deuxième lieutenant était mis à la disposition du Service. C'était un blessé de la face, décoré de la Légion d'honneur. Il parlait difficilement ; d'origine alsacienne, auxiliaire précieux par sa connaissance de l'allemand. Il se réjouissait visiblement en lisant mes rapports, de la façon et de la persévérance avec lesquelles j'embrouillais les boches.
Peu de jours après, je rentrais à Genève continuant à ouvrir l'oeil. J'étais vite relancé pour une toute autre affaire.
Souvent, le Capitaine me donnait des instructions pour une autre enquête sur des personnes qui lui avaient été signalées par une autre source, et grâce à ce changement d'agent, il était plus facile de continuer un travail, sans que ni la police Suisse, ni les Allemands ne s'aperçoivent comment le contre-espionnage français marquait des points.
Finances du Bureau d'Annemasse.
Je n'ai jamais été en mesure de connaître si le Service de renseignements français disposait de crédits importants.
Il semblerait, pour l'homme de la rue, que ce puissant organisme doit avoir des fonds secrets illimités à sa disposition. J'avoue que je n'ai aucune idée à ce sujet. C'est peut-être vrai. Mais en ce qui concerne sa filiale du Bureau militaire d'Annemasse, je suis absolument sûr que les crédits étaient très réduits et limités.
J'ai connu des agents qui avaient eu des ennuis en Suisse, qui, réfugiés à Annemasse provisoirement, se trouvaient dans la p!us grande gêne, parce que le Service n'avait pas les moyens de les secourir. Il y avait heureusement beaucoup de volontaires bénévoles pour rentrer au Service du contre-espionnage, ce qui faisait l'affaire de la Trésorerie du Bureau.
Le Capitaine me laissait toute latitude pour accepter d'être payé par les ennemis, car moi, par ordre, je devais m'introduire dans le Service de renseignements allemand, lequel naturellement ne lésinait pas avec l'argent. C'est ainsi que je pus continuer pendant quatre ans à remplir des missions multiples, très utiles à la défense nationale, sans coûter un centime au Service de renseignements français.
Chaque fois que je touchais la moindre somme des Allemands j'en faisais la déclaration au Bureau militaire.
Ces sommes me permettaient de vivre, et aussi de donner une aide à l'occasion à des agents dans la détresse à l'hôtel.
(A suivre.)
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