par Paul ESMIOL
Dans le B.L. n° 81 nous avons publié la suite des souvenirs de notre camarade M. Paul ESMIOL, collaborateur du poste C.E. d'Annemasse.
Ayant pu entrer en contact par l'intermédiaire d'un agent recruteur du nom de ERLIN avec un officier des Services Spéciaux Allemands, le major JUNKER, Paul ESMIOL a reçu de celui-ci la mission de détruire par bombes incendiaires des dépôts de vivres français. Alertés par ses soins, les Services Français montent avec ESMIOL une remarquable opération d'intoxication pour faire croire aux Allemands qu'une usine de produits alimentaires a été effectivement, détruite dans la région du Mans. Le major JUNKER tombe dans le piège et récompense comme convenu son « agent » ESMIOL, lequel partage sa prime avec le poste C.E. d'Annemasse.
NAIVETE DE JUNKER
Après quelques contacts à Zurich avec Junker, je m'aperçus qu'il n'avait pas beaucoup de continuité dans les choses qui l'intéressaient en France.
Après une affaire on passait à l'autre. Les résultats de la mission précédente ne l'intéressaient pas longtemps.
Je n'avais qu'à lui dire que les gens que je devais aller voir n'étaient plus là, qu'à tel hôtel le concierge était soupçonneux, avait pris le téléphone, et que je n'avais pas attendu la suite.
Il comprenait très bien toutes les inventions de ce genre, je ne manquais jamais d'appuyer sur la chasse que la police française faisait aux espions allemands et que ce n'était pas pour les quelques mille francs qu'il me donnait que je me compromettrais au point de me faire fusiller.
Dans sa tête, tout était bien vrai, car il connaissait la précarité et l'instabilité de ses correspondants. Il savait aussi que le contre-espionnage français était très actif.
Il est arrivé que le service français donnait des réponses que je ne connaissais pas, mais bien circonstanciées avec les questions posées par les Allemands à leurs espions, que nous avions déjà découverts et bouclés. Dans ce cas, Junker rayonnait, et me serrant longuement la main, me disait :
- Comment te remercier, je vois bien que tu es des nôtres !
Cette satisfaction exprimée, il y avait toujours une petite prime, et nous prenions rendez-vous pour la prochaine fois.
Joseph Erlin l'appelait le Major. Sous le revers de sa gabardine, il portait une croix de fer en réduction. En temps de paix, il était ingénieur fabricant de moteurs électriques à Hambourg. Je n'ai jamais su son véritable nom.
A partir de 1918, la vigoureuse lutte déclenchée contre l'espionnage allemand commençait à porter ses fruits.
Notre plus gros travail était le contrôle et l'accueil au passage de la frontière, de nombreux évacués réfugiés des régions envahies, qui arrivaient en France en passant par la Suisse.
Nous avions pour mission de rechercher si parmi eux ne se faufilaient pas des gens envoyés par l'ennemi pour se livrer à l'espionnage. Tout ce monde était passé au crible ; assez souvent, quelques-uns de ces réfugiés étaient hospitalisés à la ferme-prison du bureau militaire, en attendant d'éclaircir leur cas.
Il arriva plusieurs fois que ces précautions étaient justifiées et permirent des découvertes intéressantes.
Lorsque, je me trouvais à la frontière, que je voyais tous ces vieillards, femmes, enfants, tous des Français qui avaient tout perdu, tant souffert, à la pensée qu'il pouvait y avoir des mauvais français traîtres à leur patrie, qui puissent aider les ennemis à prolonger tant de malheurs, je voyais mieux l'importance du contre-espionnage, de la haute mission de ses chefs, ainsi que la petite collaboration dans laquelle je mettais toute mon énergie, pour les aider à atteindre leur but.
Mais pour les autres évacués, j'avais la plus grande pitié et bonté. Il m'est arrivé de leur donner tout l'argent qu'il me restait. A une vieille femme malade qui avait froid, de lui mettre mon manteau sur les épaules, que je lui donnais pour continuer sa route.
Sauf pour ces journées que je trouvais pénibles, le reste du temps était plus calme que l'année 1917.
LES EMBUSQUES
Ce fut au milieu de 1916 que, dans le public et dans la presse, on commença à parler des embusqués.
Les embusqués étaient les militaires, qui d'âge de l'armée active, étaient mobilisés à l'arrière du front.
Il y avait tellement de tués et de blessés, qu'une fois les premières larmes séchées, les parents de ces héroïques combattants se demandaient pourquoi dans leur village une quantité de soldats n'allaient jamais au front. Des rumeurs les plus diverses se répandaient! Untel, c'était parce qu'il était riche, tel autre parce qu'il avait un parent ministre ou député; généralement selon la rumeur, quiconque avait dans sa famille un parent faisant de la politique à n'importe quel titre, pouvait être embusqué dans les services de l'arrière et éviter de se faire tuer, presque à coup sûr, car un homme sur trois n'en revenait pas.
Les autorités militaires s'inquiétèrent de cette situation qui était vraie ou fausse, je n'étais pas en mesure de le savoir.
Toujours est-il qu'une loi fut votée (Loi Dalbies) et que des officiers furent chargés d'entreprendre la chasse aux embusqués. Tous les services de l'arrière furent inspectés. La situation des hommes vérifiée, pour envoyer au front les hommes reconnus aptes au service armé. J'ignore ce que l'on en a tiré, mais je me souviens qu'à ce sujet, un de mes frères ayant fait la guerre en première ligne me dit un jour qu'il n'avait jamais rencontré un millionnaire dans les tranchées.
La chasse aux embusqués touchait tous les services, y compris le service de renseignements. Un jour, à Annemasse, nous sommes prévenus qu'une commission de la Loi Dalbies venait de Paris pour examiner la situation du personnel du bureau, des agents en mission à l'étranger, des militaires ou civils.
Ce contrôle eut lieu pendant que j'étais à Genève ; j'appris à mon retour, qu'à part un délégué du service de presse qui faisait la navette entre Annemasse et Genève, aucun membre du bureau militaire n'avait été touché par cette Commission. Le Capitaine avait mis à côté de mon nom : Service auxiliaire et malade, nous avons besoin de lui.
En fait, j'étais un embusqué en première ligne, risquant chaque jour de recevoir un coup de poignard dans le dos et d'être balancé dans le lac de Genève ou de Zurich, comme déjà on avait liquidé d'autres agents.
Rentrer en garnison en France eut été pour moi le paradis, à côté de l'enfer du contre- espionnage.
DEBUT ET FIN DE L'AFFAIRE OTTEN
Malgré une certaine discrétion dans ce genre d'affaires, ma réputation d'un type formidable s'affirmait dans la famille d'ERLIN à ZURICH,
Sans que je m'en sois douté, son frère Herman avait aussi des combinaisons avec les boches.
C'est lui qui vint me relancer à GENEVE, me demander si je pourrais faire venir de France, en contrebande., des objets en caoutchouc qui manquaient en Allemagne.
II s'agissait de gants en caoutchouc, divers objets d'hygiène, du caoutchouc dentaire d'origine anglaise, qu'on trouvait facilement à Paris. Il était très bien renseigné, me donna plusieurs adresses où je pourrais me procurer ces objets.
Son acheteur, me dit-il, était un hollandais habitant à l'Hôtel Edelweiss à GENEVE. II était, selon Herman, très généreux, ne regardait pas au prix.
Flairant une combine pas très régulière, assez louche, je lui répondis que j'avais besoin de plus amples renseignements; que je désirais faire connaissance de cet acheteur hollandais qui parlait, d'après lui, couramment le français.
Herman s'empressa de prendre rendez-vous avec son ami, pour m'y présenter.
Celui-ci accepta que je vienne le voir au plus tôt à son hôtel, j'y vins avec Herman.
De leurs conversations en allemand, où je ne comprenais pas grand chose, je compris qu'ils étaient déjà en relations suivies pour d'autres affaires que celles des objets en caoutchouc.
Avec la référence d'Herman qui lui disait en français, que j'étais très capable de faire rentrer en contrebande la marchandise désirée, OTTEN me reçut avec confiance.
Il me présenta à sa femme, m'invita à déjeuner avec Herman et lui à son hôtel (invitation par téléphone à mon numéro personnel) (*).
En déjeunant, la conversation s'orienta de suite sur la guerre, de laquelle, me dit-il, il était bien renseigné par plusieurs amis qui travaillaient pour lui en France, sans me dire de quel travail il s'agissait, et que, éventuellement, je pourrais aller voir de sa part.
Il ajoutait que les commissions que je serais chargé de faire me seraient rétribuées largement.
Herman ne disait rien. II remuait la tête en signe affirmatif de tout ce qui était dit, mais il n'était plus question d'aller acheter des objets en caoutchouc. Les visites à ses amis étaient l'essentiel de ce qu'il attendait de moi.
Il me donna son nom, son numéro de téléphone, et m'invita à venir le voir au plus vite pour commencer à travailler. Son nom était OTTEN.
Nous le quittâmes vers 15 heures; et en accompagnant Herman vers la gare, je lui posais carrément la question et lui reprochais son manque de franchise avec moi, qui travaillait avec Joseph et Junker depuis plusieurs mois. Je lui dis que ce Monsieur OTTEN, qui se disait hollandais était un officier allemand, que le commerce des gants ne l'intéressait pas beaucoup, que comme Junker il avait des agents en France. Dans ce cas, il valait mieux jouer cartes sur table puisqu'il savait que si j'étais bien payé, il pourrait me demander tout ce qui l'intéressait en France.
Herman me confirma que sa couverture d'affaires commerciales, et sa nationalité hollandaise n'étaient qu'un paravent de sa véritable activité qui était l'espionnage en France, et que je pourrais travailler pour lui en confiance. On prit rendez-vous pour la semaine suivante.
Le même soir, j'étais à Annemasse pour faire un rapport sur cette nouvelle découverte.
En lisant le nom d'OTTEN, mon Capitaine fit de grands gestes de satisfaction. En disant :
- Enfin nous savons qui est cet OTTEN, et où il se trouve. Ne lâchez pas l'affaire, c'est un espion des plus dangereux ! Il en fait du mal ! J'avise Paris.
Je revins à GENEVE avec l'ordre de ne pas lâcher OTTEN, de le fréquenter pour identifier les gens qui venaient le voir. OTTEN me recevait comme un ami, il était un peu naïf à mon avis. Il recevait des gens devant moi, me priant de l'excuser s'il allait dans sa chambre avec des visiteurs, mais je m'arrangeais pour saisir un nom, ou le nom d'une ville. Je prenais des signalements à défaut d'identité.
Pour lui, j'étais de la bande ; et un jour il me demanda si je me chargeais d'aller en Hollande, en passant par le Nord de la France et la Belgique. J'observais que cela ne me serait pas possible, qu'il vaudrait mieux chercher un homme d'un pays neutre, soit un Suisse ou un Espagnol, lesquels pourraient circuler librement sans courir le risque d’être arrêtés.
…. II me demanda alors de lui trouver parmi mes amis sûrs et de confiance, un garçon qui accepterait de faire ce voyage à ma place, qui serait payé 6.000 francs.
II me laissa une semaine pour lui trouver l'homme neutre qu'il nous fallait.
J'avais très peu de relations à Genève, et je me souvins d'un journaliste, attaché de presse à l'Ambassade de Berne., qui avait comme ami un genevois, nommé Mirande, lequel par une confidence du journaliste connaissait bien mon activité, m'ayant souvent vu à l'Hôtel Moderne à Annemasse. Il m'avait dit un jour que nous prenions tous les trois l'apéritif :
- J'aimerais bien faire quelque chose pour la France; si je puis vous aider en quoi que ce soit, comptez sur moi.
Je n'y avais plus pensé, préférant agir seul.
En cette occurence, où je devais présenter un neutre à Otten, je pensais à lui. Il parlait couramment l'allemand, était courtier en automobiles à Paris avant la guerre, c'est là qu'il avait connu le journaliste et s'étaient retrouvés amis en Suisse. Tous deux étaient célibataires, âgés de 30 ans environ. Mirande était un francophile acharné. Je savais que je pouvais lui parler ouvertement du contre-espionnage. Je le rencontrais souvent, et sans avoir rien à lui dire jusqu'à maintenant, on se disait Bonjour, Bonsoir.
Le moment était venu de lui faire comprendre que l'offre de se mettre à ma disposition, qu'il m'avait lancée, pouvait être réalisée.
Je l'invitais à venir souper avec moi. J'avais à lui faire une proposition où il pourrait montrer son dévouement à la cause de la France et je le présenterais au Capitaine à Annemasse à la première occasion.
Sans hésiter, il était tout feu tout flamme pour m'aider.
Je lui parlais de ma relation avec Otten, un redoutable espion allemand, auquel je devais présenter un neutre qui accepterait de faire un voyage à travers le Nord de la France, la Belgique jusqu'en Hollande. Et pour en savoir davantage, il me faudrait le présenter à Otten, avec lequel il prendrait les dispositions et les instructions pour ce voyage.
Mirande me donna son accord total. Je lui dis que je ferais savoir à Otten que j'avais trouvé l'ami dont nous avions besoin et qu'un rendez-vous serait pris immédiatement pour les mettre en contact.
Je voulais voir seul Otten pour lui dire que l'ami qui était tout dévoué à notre « cause », étant Suisse, ne voulait pas venir à l'Hôtel de peur d'être connu.
II désirait être présenté sur le Pont du Mont-Blanc où nous prendrions rendez-vous. La conversation pourrait se prolonger en prenant un taxi„ en faisant une promenade sur la route de Lausanne.
Otten accepta ma proposition. Il était tout ravi que j'aie pu trouver si vite un homme neutre qui pourrait aller en Hollande en traversant la France. Il accepta que nous nous voyions à 16 heures sur le Pont du Mont-Blanc, côté Poste.
. Tout marchait bien. A l'heure dite, nous nous rencontrions. Je lui présentais Mirande. Après quelques paroles de bienvenue, ils prirent un taxi qui, à la vitesse de promenade, se dirigea le long du lac vers Lausanne. J'avais convenu avec Mirande que ma présence n'était pas utile et que je le verrais à 18 heures pour connaître le résultat de cette première rencontre.
Le soir, il était enchanté de ce premier contact avec Otten. Ils avaient mis au point l'itinéraire du voyage depuis Lyon jusqu'à Amsterdam. D'accord aussi sur le prix de 6.000 Francs. Ils devaient encore se revoir plusieurs fois de la même façon, dans le taxi où personne ne pouvait rien soupçonner de leur contact.
Mirande me dit :
- Il n'est pas malin ton type, on s'est promené deux heures sans qu'il se rende compte où on était, si j'avais voulu, je traversais la frontière. Il n'y aurait vu que du bleu !
J'étais émerveillé d'entendre ça ! Immédiatement, je pris la décision que la prochaine fois il faudrait l'embarquer pour la France.
C'était audacieux de ma part, mais en parlant avec Mirande, cela paraissait d'une facilité enfantine à la condition que ça se passe loin, très à l'écart des postes frontières.
Il fallait avant tout en parler avec le Capitaine lui proposer l'affaire et ne rien tenter sans son autorisation.
Cette affaire était trop grave. Personne ne pouvait en calculer les conséquences. Il fallait bien l'étudier et être couverts.
Il s'agissait à présent de proposer la possibilité d'amener Otten en France sans que personne n'y voie rien.
C'était mon problème.
Mes rapports précédents sur l'activité d'Otten, confirmaient, complétaient les informations que le Bureau avait sur lui, par d'autres sources, auxquelles le Service attachait la plus grande importance, sans d'ailleurs qu'on me révéla grand chose, sauf la grande satisfaction que l'on avait de me voir en contact avec lui, et ne plus perdre sa trace.
Ceci me fit dire au Capitaine très sérieusement :
- Puisque cet homme est un si dangereux espion, si vous le voulez, je vous l’amène ici ! Je lui tends un traquenard, sans qu'il n'y voie rien, il se trouve sur le territoire français et vous vous en emparez !
Mon Chef me dit de suite :
- Mais, mon ami vous êtes fou ! Comment voulez-vous que nous puissions prendre le risque d'un tel incident avec la Suisse, qui nous obligerait à lui rendre cet homme, et les suites incalculables pour le Bureau !
- Mon Capitaine, lui répondis-je, vous avez sans doute raison, mais je crois que si je me chargeais d'une telle affaire, tout se passerait bien, sans histoires !
Il me laissa partir, me disant de penser à autre chose. J'arrivais chez moi un peu calmé de mes projets extravagants, regrettant que ma proposition soit refusée.
Le même soir, vers 22 heures, alors que j'étais déjà au lit, on sonne à ma porte. Je suis un peu surpris d'une visite à cette heure tardive.
Un jeune homme que je ne connaissais pas me dit :
Je viens de la part de M. Charles (pseudonyme du Capitaine) pour vous dire qu'il a reçu carte blanche, pour ce que vous lui avez proposé cet après-midi.
Cette nouvelle m'obligeait à me rendre au plus vite au Bureau; le lendemain matin, je m'y trouvais à l'ouverture.
Très détendu, le Capitaine me confirma qu'il avait proposé l'opération à Paris, obtenu carte blanche pour sa réalisation rapide.
J'assurais mon chef que ma proposition était réalisable, vu la grande confiance qu'Otten me démontrait, qu'il ne refuserait pas de refaire une promenade en taxi dans la direction de Lausanne, pour la mise au point du voyage de Mirande en France. La première sortie avec Mirande lui avait beaucoup plu, pour la discrétion de cette rencontre en taxi. Il serait ravi de recommencer.
Le Capitaine était étonné que je parle de la route de Lausanne, il me dit :
- Comment voulez-vous arriver en France, en prenant la route de Lausanne.
Son observation était juste. Je lui dis :
- Laissez-moi huit jours pour que j'étudie la question. Je ne puis vous dire aujourd'hui comment nous nous y prendrons. Mais nous tiendrons parole !
La première des choses était de mettre Mirande au courant de la carte blanche accordée par le Service. Ensuite, nous devrions aller explorer la région et la possibilité d'atteindre la frontière française après avoir fait plusieurs kilomètres au bord du lac vers Lausanne.
Sur la carte, je découvris une petite route qui bifurquait de la route nationale suisse, se dirigeait vers le Jura pour atteindre Divonne-les-Bains.
Nous décidâmes, Mirande et moi, de venir le lendemain faire ce parcours en motocyclette, pour voir le genre de surveillance à cet endroit de la frontière peu fréquenté. Mirande possédait une grosse moto américaine Harley-Davidson, sur laquelle je pouvais facilement m'asseoir sur le porte-bagages.
Le parcours se présentait bien, rien de suspect ne pouvait laisser croire que nous nous dirigions vers la France. A 15 kilomètres, après Genève, nous prenions la petite route de Divonne, traversions un petit village suisse et là, un incident stupide coupa notre certitude de réussite.
Dans ce village insignifiant, il y avait un garde suisse municipal sur la place, lequel voyant arriver cette grosse moto, nous siffla. Nous nous arrêtâmes, puis il nous dressa contravention, parce qu'il est interdit, en Suisse, de porter un passager sur le porte-bagages d'une moto.
Il nous fit payer 3 francs, et nous continuâmes notre exploration vers Divonne. Le garde suisse avait pris mon nom, cela m'inquiéta longtemps.
Le passage de la frontière à cet endroit n'était marqué que par une borne un peu plus grosse que les bornes kilométriques. Pas de douaniers, pas de police ni française, ni suisse. Endroit rêvé, extraordinaire pour notre projet.
Nous allâmes jusqu'à la première borne kilométrique. Arrivés sur le territoire français, il ne s'agissait plus de perdre du temps ; le numéro de cette borne était 36, qui était le kilométrage pour atteindre Divonne.
C'est là que nous décidâmes d'avoir, le lendemain, une panne de moteur, de descendre un moment pour prendre l'air frais, pendant que le chauffeur chercherait dans son moteur la cause de la panne. II y avait tout près un bosquet d'arbres assez touffus où les gendarmes français pourraient se dissimuler et y cacher leur fourgonnette.
Subitement les gendarmes français surgiraient de leur cachette, s'empareraient de notre homme, lequel immédiatement ficelé, serait chargé dans la camionnette de la police française.
Dès lors, notre rôle serait terminé, il ne nous resterait qu'à reprendre la route de Genève et nous rendre immédiatement à Annemasse. Pour nous, ce programme était définitivement arrêté. Tout se présentait bien.
Nous avions 24 heures devant nous pour que le Bureau donne ses instructions à la gendarmerie de Divonne.
Le lendemain, dans la matinée, nous étions reçus par le Capitaine auquel je présentais Mirande.
Carte en mains nous précisions au Chef tous les détails de l'opération envisagée. II écrivait tout pour bien suivre la marche de cet enlèvement en douceur.
Mirande avait contacté un chauffeur de taxi genevois, un ami d'enfance, très francophile, auquel nous avions bien expliqué notre programme, qu'il accepta sans vouloir être payé, tellement il était fier de jouer un sa!e tour aux boches qu'il n'aimait pas.
Le Capitaine lisait et relisait notre projet. Le secrétaire Mussy trouvait, de son côté, que nous avions 95 % de chance de réussir. La décision à prendre était grave, mais avec moi ils étaient habitués à mes réussites. Tout fut arrêté selon nos propositions.
Le Chef nous dit qu'il allait prendre de suite contact avec la gendarmerie de Divonne, que tous les détails seraient confirmés par l'Inspecteur Lemaire qui se rendrait à Divonne dès l'après- midi porteur d'instructions.
Tout était en ordre, sauf contretemps de la part d'Otten, mais il était trop pressé pour changer les dates arrêtées avec Mirande.
Le lendemain à 15 heures, rendez-vous sur le Pont du Mont-Blanc à l'endroit habituel. Simulacre de recherche d'un taxi par Mirande, et de discussion pour le prix de la course. Enfin ce taxi (ami) accepta et, comme la fois précédente, prit le bord du lac et la route de Lausanne.
Comme prévu, dans le feu de la conversation, on ne perdit pas de temps à regarder la route.
La bifurcation à gauche à 15 kilomètres de Genève fut amorcée sans que personne s'en aperçoive.
Quelques kilomètres après, arrivée à la frontière franco-suisse, passage libre, ni douaniers, ni policiers, puis continuation sur la route française.
Dès ce moment, le moteur se mit à bafouiller, les ratés se succédaient de plus en plus, malgré les jurons du chauffeur et sa persévérance sur tous les leviers de commande.
Arrivé à la borne 36, le taxi s'arrêta. Il faisait très chaud, Mirande proposa de mettre pied à terre pendant que le chauffeur fouillait dans son capot à la recherche de la panne, disant qu'il devait s'agir d'une poussière qui bouchait le carburateur, qu'il n'en aurait pas pour longtemps.
Quand, subitement, une dizaine de gendarmes cachés dans le fourré, surgirent revolver au poing, entourèrent le taxi, et notre Otten, ficelé comme un saucisson, fut porté dans la camionnette dissimulée quelques mètres plus loin. Elle démarra à toute vitesse vers Annemasse, distant d'environ 50 kilomètres.
Pour nous, il ne s'agissait pas d'attendre qu'une voiture ou un passant remarque notre présence et notre taxi. C'est à toute vitesse que nous regagnâmes Genève, heureux et fiers de notre réussite.
Le temps d'aller offrir à boire à notre ami chauffeur, Mirande et moi filions à Annemasse faire part de la réussite de l'opération. En arrivant tout le Bureau était déjà renseigné par le téléphone de la gendarmerie de Divonne.
Ce jour-là, notre réception fut exceptionnelle : compliments, félicitations, promesses, champagne, tout fut prodigué jusqu'à la fermeture du Bureau, à 19 heures.
Mirande et moi pensions à aller affronter la suite des événements, en territoire suisse, que je devais suivre très attentivement de loin...
Le lendemain, ma conscience était tranquille, j'avais réussi la délicate mission qui m'avait été confiée, mais mon inquiétude grandissait, car j'étais conscient que Mme Otten ne voyant pas rentrer son mari, s'adresserait à la police de Genève, à l'Ambassade ou au Consulat de Berne, qui mettrait tous ses agents secrets en campagne, pour savoir ce qu'était devenu cet important personnage.
Je revins le jour même à Annemasse ; je fis part de mon inquiétude à mon Chef, en lui proposant de faire paraître dans les faits-divers du journal quotidien « La Suisse » et de la « Tribune de Genève », un petit entrefilet ainsi rédigé :
« On apprend que la gendarmerie Française a arrêté hier, vers 16 heures, trois individus qui accostaient au petit port d'Hermance. On croit qu'il s'agit de contrebandiers ou d'espions. ,
Le Capitaine comprit ma prévoyance, l'article parut le lendemain.
Après les premiers remous qui suivirent la disparition d'Otten, les choses commencèrent à se tasser.
Seuls, mes amis et moi étions sur le qui vive ! Nous nous tenions bien tranquilles.
(*) Cet appel téléphonique me vaudra plus tard quelques ennuis.
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