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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
LE CONTRE-ESPIONNAGE FRANCAIS A GENEVE - 1914 - 1918 (2)
 

par Paul ESMIOL


Dans le B. L. N° 79, nous avons publié le début des souvenirs de notre Camarade M. Paul ESMIOL, Collaborateur du Poste C. E. d'Annemasse. Notre Camarade a commencé par travailler sur les milieux suspects de la Ville de Genève où il résidait depuis le début de 1914. Ayant réussi quelques affaires à la satisfaction de son chef, le Capitaine DESVERNINES, Paul ESMIOL va être ensuite envoyé à ZURICH où les espions allemands pullulaient à l'époque.

 

PREMIER VOYAGE A ZURICH

Mon premier contact avec Erlin.

Les instructions du Bureau sont celles-ci : Je dois chercher à rentrer en rapport avec des Suisses travaillant pour les allemands. C'est surtout à Zurich que se font les grandes transactions internationales, que je dirige mes pas avec volonté et l'espoir que dans ce monde cosmopolite je trouverai le lien qui me fera atteindre le but de ma recherche. Je ne savais pas parler allemand, mais pour ne pas me faire remarquer, soit dans le train, soit au café, ou à l'hôtel. j'avais rapidement appris quelques phrases courtes et particulièrement les formules de politesse. Ces quelques mots dits en allemand me permirent de passer plus inaperçu, je m'en rendis compte à plusieurs occasions.

Dès mon arrivée à Zurich, comme un chien de chasse sur les traces du gibier, j'arpentais les rues centrales les plus animées où siègent de nombreuses affaires et bureaux Importation-Exportation. Je remarquais sur une plaque à l'entrée d'un immeuble cossu « Josef Erlin, Export Import ». Ce nom frappa mon imagination. Ce n'est pas un nom du pays, mais sûrement un nom juif, je pense que dans cette maison on doit trafiquer de tout avec tous les pays.

Je. prends la décision de venir faire des propositions dans l'après-midi. Je me rendis dans un restaurant voisin qui me parut être de 1er  ordre et où je pourrais dignement inviter les gens qui m'intéresseraient quand je viendrai à Zurich.
Vers 14 heures, je me présentais comme un simple voyageur de commerce qui a une proposition à faire. Je pensais que ma connaissance de la langue espagnole allait me servir. Je me présentais, et je proposais un lot important d'oranges d'Espagne que j'étais chargé de vendre à un prix au-dessous du cours, pour affaire rapide.
Le directeur parut intéressé par ma proposition. II me parlait dans un français très compréhensible, car je lui dis de suite que je ne parlais pas allemand, et, lui, me dit qu'il ignorait l'espagnol. C'est donc en français que nous parlâmes.


Nous sympathisons, et la conversation a vite tourné sur la marche de la guerre en France. Aux propos de mon éventuel client, je sens de suite qu'il est pro-allemand et anti-français. Voyant de suite le parti que je peux tirer de ses sentiments, et de ses relations avec les Allemands, je finis par lui avouer que je suis français en rupture de bans, que je suis insoumis récent, que je gagne ma vie en proposant quelques affaires d'importation que m'offrent quelques courtiers français avec lesquels je suis resté en relations amicales ; que je traite quelques affaires, mais qu'actuellement les affaires sont très difficiles. Nous parlâmes jusqu'à 18 heures, au moment de la fermeture du bureau.


Il me dit qu'il parlerait de moi à un ami qui serait désireux de connaître un jeune homme parlant bien français pour l'envoyer en France porter des nouvelles à des amis commerçants avec lesquels il ne peut avoir de contacts depuis la guerre; et que si je pouvais m'en charger, il me rétribuerait généreusement.
Je lui dis que c'était impossible pour moi, étant insoumis, je ne pouvais rentrer en France.
II me rassura, me disant que son ami me fournirait des faux papiers, bien en règle, pour que personne ne me demande rien; que les gens que je devais aller voir de sa part étaient des gens sûrs, qu'il n'y avait aucun risque à faire ces voyages bien payés. Je le quittais en lui disant que j'allais réfléchir, que je viendrais le voir bientôt.
Le même soir, je rentrais à Genève, et le lendemain j'allais faire un rapport au Bureau militaire d'Annemasse. On me félicita de mon initiative, et ordonna de continuer.

 

A L'HOTEL DE ZURICH


Attention aux femmes, de chambre.
Quand on arrive, dans une ville inconnue pour la première fois, on découvre vite quelque chose d'insolite typiquement local.
Dans l'hôtel de Zurich où j'avais passé la nuit, le lendemain matin, en venant au bureau de I"hôtel pour payer ma chambre, je remarquais une jeune femme qui pleurait. En face d'elle un agent de police prenait des notes sur son carnet. La femme, était si accablée que je pensais à une personne malade pour laquelle on attendait une ambulance, ou un médecin.
Au portier qui parlait bien français, je demandais, avec ma curiosité toujours en éveil, de quoi il s'agissait. Il me dit :
- Oh! non, elle n'est pas malade, c'est une dame que la femme de chambre a surpris quand elle sortait de la chambre d'un Monsieur. Vous ne le savez peut-être pas, puisque vous êtes français, mais ici à Zurich, on ne donne pas de chambre à un couple s'il ne peut montrer le livret de mariage. Il arrive souvent qu'un Monsieur et une dame qui ne sont pas mariés et qui veulent dormir ensemble,  prennent deux chambres et se retrouvent au moment où ils croient que personne ne les a vus.
Nos femmes de chambre surveillent ça de très près. II y en a de terribles qui passent la nuit sur une chaise dans le couloir, puis viennent au bureau dénoncer la coupable, surprise  sortant de la chambre d'un client. Nous sommes obligés de la signaler à l'agent du quartier. Elle ne peut quitter l'hôtel avant que l'agent ait pris son nom et son adresse.
Je pensais aussitôt que dans cette ville, il faudrait redoubler de  prudence, car la curiosité de ce personnel pourrait les pousser à fouiller les valises. Souvent, je n'aurais pas voulu qu'on fouille dans les miennes.

 

REMISE DES TROIS ENVELOPPES POUR TRANSPORTER A PARIS ET A LYON - REPAS CHEZ LES JUIFS

J'avais laissé à Erlin mon numéro de téléphone à Genève. Comme je m'y attendais, il me téléphona trois jours après ma visite à Zurich, pour me confirmer qu'il avait parlé de moi à son ami allemand, que celui-ci désirait me voir au plus vite. Je lui donnais mon accord. Mon train partait à 20 heures de Genève et arrivait à Zurich le lendemain à 8 heures. Par téléphone, il me donna rendez-vous à 11 heures pour me présenter à son ami.

Celui-ci 45 ans environ, grand, raide genre hobereau prussien, parlait un français compréhensible. Nous arrivions à bien nous comprendre. Il ne cachait pas sa satisfaction de parler si bien en français. Il parlait en allemand avec Erlin. Nul doute que leurs relations étaient suivies, et que je n'étais pas le premier à être présenté à ce prussien, qui paraissait avoir grande confiance en ce juif. C'était pour moi une chance inouïe d'être introduit par ce juif auprès de ce recruteur du service d'espionnage allemand.


Je n'eus donc pas à jouer une comédie extraordinaire pour convaincre ces deux acolytes, que pour de l'argent j'étais prêt à travailler contre mon pays. Erlin me montrait une confiance sans bornes. II arrivait à communiquer cette confiance à son ami. Cet apatride cosmopolite, parlant toutes les langues, admettait très bien qu'un individu, quel qu'il soit, puisse trahir son pays pourvu que l'argent rentre.
Quant à moi, qui connaissait mes qualités de vendeur de n'importe quelle marchandise, la seule que j'étais incapable de vendre, à n'importe quel prix, c'était moi-même et encore moins ma patrie.

Cette situation me révélait un art de comédien auquel je prenais goût, d'autant plus facilité par la qualité de mes deux interlocuteurs.
J'avais convaincu mon juif  que j'étais un anarchiste sans foi  ni loi, prêt à tout faire pour gagner de l'argent. II me servait de caution auprès de mon boche, qui, tout de suite me manifesta toute sa confiance, lequel me parla sans la moindre hésitation de ses chefs à Darmstadt. Il nous invita à son restaurant, renvoyant ce qu'il avait à me proposer, après le repas, dans le bureau d'Erlin.

D'abord, il me demanda si je connaissais très bien les chemins frontaliers sans grande surveillance, pour aller en France. Il désirait que j'aille à Lyon et à Paris pour porter quelques lettres, que je devrais remettre à des personnes, aux adresses qu'il me donnerait, adresses que je devrais retenir de mémoire ; ni noms, ni adresses ne devaient être écrits sur les missives sauf un numéro pour me permettre de ne pas commettre d'erreur. Je lui répondis que ce ne devait pas être très difficile de retenir de mémoire trois adresses. Puis pour me mettre à l'épreuve, il me donna une adresse et me demanda de la répéter plusieurs fois. Pour moi, très éveillé, c'était un jeu d'enfant. Mes réponses étaient nettes et sans hési­tation.

l me dit que je devais prendre les plus grandes précautions avant de remettre ces documents et me donna un mot de passe unique pour les trois correspondants afin qu'ils me reçoivent en ami et acceptent ces lettres.
II ajouta :
- A chaque voyage je vous donnerai 3.000 francs. Voilà déjà 1.000 francs pour vos premiers frais. Les 2.000 autres, je vous les donnerai à votre retour, lorsque vous m'apporterez les réponses.
- Revenez dans 6 jours ici à Zurich chez notre ami, qui me téléphonera votre retour.
- Je n'aime pas aller à Genève. Il y a trop de police, le contre-espionnage français y est très actif.
- Venez chaque fois me voir ici. Je vous rembourserai vos frais de voyage.
- Je vais ce soir à Darmstadt pour y chercher les documents que vous devez porter en France. Je serai de retour dans cinq jours, Erlin vous fera savoir le jour où je vous attendrai. Donnez-moi une de vos photos, je vous apporterai un passeport espagnol qui vous permettra de circuler sans crainte en France.

J'avais cinq jours devant moi. Je rentrais le même soir à Genève. Le lendemain matin, j'étais au bureau de mon Capitaine, qui, après avoir lu mon rapport, me dit :
- Je crois que nous allons faire du bon travail, avec ces documents que vous devrez remettre à des espions allemands en France.
Il avait hâte que j'eusse ces pièces en main, et les adresses de leurs destinataires. II lui plaisait que mon boche allait me payer largement, qu'il m'avait déjà donné 1.000 francs.

Sans présumer de la suite que pourrait avoir cette première introduction qui, selon ce qui allait se passer, pourrait être la première et la dernière, le Capitaine était déjà très satisfait que nous découvrions quelques agents ennemis en France avant peu.

Cinq jours après, Erlin me téléphona que mon allemand était à Zurich et m'attendait chez lui le lendemain à 11 heures. Exact au rendez-vous, mon prussien était là avant moi. Il me reçut avec grande cordialité, me dit qu'il était très pressé, que nous ne pourrions pas aller déjeuner ensemble.
Il sortit de la grande poche intérieure de sa gabardine trois grandes enveloppes marquées en gros numéros 1, 2, 3.
Pour l'enveloppe N° 1, il me donna une adresse à , rue du Plâtre.
Pour l'enveloppe N° 2, elle devrait être portée à Paris à M. M..., , rue Montmartre.
Pour le N° 3, à Paris également, chez M. T..., , boulevard de Courcelles.
Il me donna un mot de passe pour les trois adresses pour que je sois reçu en ami, ce mot était : Venise.

Il me recommanda de veiller sur ces documents, comme sur de l'or, ajoutant :
- Etudiez bien vos adresses. Car si vous les perdiez ou qu'elles vous soient volées, il n'y aurait pas d'indications des destinataires.
- Si par hasard vous ne trouviez pas nos agents à leur adresse, car ils peuvent être dans l'obligation de se cacher, ou être arrêtés par le contre-espionnage français, ne gardez pas ces enveloppes sur vous une minute de plus. Brûlez-les immédiatement et disparaissez.
- Voilà votre passeport espagnol, je pense que tout marchera bien.
- Dans dix jours je serai ici. Quand vous me rendrez les réponses, je vous donnerai 2.000 francs comme convenu.

Quelques heures après je repartais pour Genève, riche de mes trois enveloppes cachetées avec de la cire noire. Le jour suivant, je traversais la frontière à un poste non fréquenté, gardé seulement par un douanier suisse, qui ne demandait rien aux frontaliers qui ne portaient pas de paquets.

Arrivé au bureau, je fis un long rapport sur ma visite à Erlin, je présentais les trois enveloppes que mon boche m'avait chargé de transporter en France.
Mon chef inscrivit sur une grande feuille les trois adresses que je lui donnais de mémoire, ainsi que le mot de passe.

Jusque là tout marchait bien, mais je voyais mal comment je pourrais revoir mes deux Zurichois après le sale tour que, je venais de leur jouer.
J'étais anxieux de savoir la suite que le Service de renseignements donnerait à cette affaire.

Le Capitaine me dit :
- Revenez la semaine prochaine, c'est à l'Etat-Major de Paris qu'on verra la suite à donner. En attendant, continuez à Genève ce que vous avec commencé. La police suisse vient de découvrir de son côté les agissements de ce boxeur, et d'autres suspects. Nous avons de bons amis dans la police genevoise qui ne demandent qu'à nous aider, mais ils sont jaloux de leur neutralité. Tout Français est impitoyablement refoulé ou arrêté. Redoublez de prudence.

Huit jours après, je retournais à Annemasse prendre des nouvelles sur la décision prise à Paris, au sujet des trois adresses et voir comment je devrais me présenter à Yunker.

C'était peu avant midi. Le Capitaine me pria de revenir à 14 heures.
II devait longuement m'expliquer ce que je devrais dire à mon boche. L'après-midi me fut consacrée :
- Vous lui direz que vous n'avez trouvé que l'agent de l’enveloppe N° 3, M. M..., rue Montmartre à Paris.
- Pour l'agent N° 1, M. B..., rue du Plâtre à Lyon, il vous a été impossible de savoir ce qu'il était devenu. L'adresse était bonne, mais ce Monsieur n'est pas reparu à sa chambre, depuis un mois.
- Pour l'agent N° 2, M. T..., boulevard de Courcelles, vous direz qu'il est introuvable, que ni les voisins ni la concierge ne savaient ce qu'il était devenu.
- Seul M. M..., après avoir pris connaissance de votre missive, m'a demandé trois jours pour me donner la réponse aux questions posées.
- J'ai attendu trois jours à me promener dans la banlieue de Paris. Au rendez-vous fixé par lui, il m'attendait et m'a remis l'enveloppe, que voici cachetée par lui. J'ignore ce qu'elle contient.
- Nous croyons que votre Yunker sera satisfait.
- Cette réponse est faite par le Service Secret de l'Etat-Major qui a l'habitude des conditions délicates dans lesquelles se trouve notre agent pour continuer le contact, et pour informer le service ennemi de ce que l’Etat-Major français juge utile de répondre à des questions d'ordre militaire faites par lui.
- Dans ce cas l'information est longuement détaillée. Elle plaira beaucoup à ces Messieurs de Darmstadt. Cette enveloppe a été cachetée par l'individu arrêté, signée par lui, ils reconnaîtront sa signature.
- Portez-la lui au plus tôt. Il vous remettra les 2.000 francs que vous avez bien gagnés. Revenez vite avec de nouvelles lettres.

J'étais un peu rassuré et confiant pour aller retrouver mes « 2 amis ».
Je repris le train pour Zurich. Je téléphonais à Erlin que je rentrais de France, que j'avais une seule réponse à remettre, à Yunker.

Celui-ci fut informé de mon retour. A l'ouverture du bureau, nous arrivions presque ensemble. La réception fut très avenante. Sitôt les salutations terminées, je sortis de ma poche l'enveloppe cachetée qu'il fourra dans la sienne.
Il me demanda pourquoi je n'en avais qu'une. Je dus lui expliquer que je n'avais trouvé personne à Lyon, ni à Paris, boulevard de Courcelles, que ce M. T...r n'était pas reparu à sa chambre depuis quelque temps.
Conformément à ses instructions, je m'étais débarrassé de suite de ces lettres en les brûlant, l'une dans le W.-C. du buffet de Lyon, l'autre à mon hôtel rue de Vaugirard à Paris.

Yunker n'était pas plus étonné que ça, de la disparition de ses deux agents. Il était déjà satisfait de pouvoir porter à ses chefs une réponse effective de la part de l'agent M..., à Montmartre.
Il me dit qu'il partait le soir même pour Darmstadt, de l'attendre deux jours à Zurich pour recevoir les 2.000 francs comme convenu.

Attendre deux jours à Zurich n'était pas trop long. Je pourrais venir bavarder avec Erlin. Il avait été avisé par Yunker de son retour dans 48 heures.

Le lundi après-midi, Yunker était à 16 heures chez Erlin.
Sans préambule, il sortit son portefeuille et me dit :
- Voilà vos 2.000 francs. Notre agent de Paris est très capable. II fait du bon travail. La difficulté, c'est qu'il y a un gros déchet parmi nos correspondants, ce n'est pas facile de les remplacer.
Enfin je suis satisfait que vous marchiez loyalement avec nous !
J'ai des instructions nouvelles pour un vaste projet.
Je ne peux vous en dire plus long pour aujourd'hui, mais vous pourrez gagner beaucoup d'argent. A mon prochain retour de Darmstadt, je vous en reparlerai.
Erlin vous convoquera par téléphone.

       
Le lendemain était un dimanche. Erlin me proposa de venir dans sa famille prendre le  repas de midi. Mon rôle était d'accepter volontiers pour connaître le repaire de mes gens. J'attendais Erlin qui devait venir me prendre à mon hôtel à 11 h. 30. Lui, habitué à l'heure suisse arriva à la minute. Tout en marchant lentement, nous parlions des événements, des affaires difficiles, de la sévérité du Service de Surveillance suisse pour les exportations vers les pays en guerre, et des lourdes amendes qu'il infligeait en cas d'infraction à cette nouvelle loi. Tout en me disant que beaucoup de trafic clandestin était encore possible.
Il en arriva à me dire qu'il était très content de m'avoir connu, pour travailler avec son ami, car il voyait que je n'avais pas eu peur de faire ce voyage en France pour y rencontrer leurs agents secrets, que je n'étais pas un dégonflé (sic).
Il me parlait très amicalement.


Après cette demie-heure de marche, nous arrivions à la maison d'Erlin, dans un quartier résidentiel à la périphérie de Zurich.
Le chef de famille attendait sur le pas de la porte. C'était un Monsieur de 75 ans environ. Je ne comprenais pas un mot de ce que me disait le père d'Erlin. Sa mère vêtue de vêtements folkloriques roumains, assez alerte  pour son âge (65 à 70 ans).
On m'accueillit avec des démonstrations d'amitié, des embrassades, des courbettes à n'en plus finir. Erlin me présenta son frère Herman. Celui-ci, plus petit que Joseph, parlait un français compréhensible, avait un type sicilien avec de grands yeux et sourcils noirs qui se touchaient, lui barraient le front. Il s'occupait de courtage de bijoux à la bourse noire de Zurich, commerce connu et pratiqué dans toutes les grandes villes à endroit fixe, où la police et le fisc ne sont jamais bien vus.
Le plus jeune frère, 17 ans, Ludwig parlait allemand avec ses frères et le yidish avec ses parents.
On commença le repas en buvant un petit verre de vodka qui me brûla la gorge. C'était la première fois de ma vie que je buvais cet alcool russe.
Le menu était classique, les hors d'œuvres, charcuteries et autres, étaient fortement fumés, très appétissants.
Le plat de résistance était le vulgaire pot-au-feu de chez nous, garni avec tous les légumes habituels. Le tout était très bon. Je mangeais de bon appétit. Mon voisin, le père avec qui je ne pouvais parler dissertait avec tous les autres. Il me regardait manger avec une certaine  attention.

II jetait furtivement un coup d'oeil à mon assiette. Quand j'eus presque fini, il mit d'un seul coup dans mon assiette ce qui restait dans la sienne. J'eus un mouvement de surprise en regardant Joseph qui s'y attendait. Il me dit :
- Remercie-le et continue à manger, sinon il sera offensé. C'est une habitude dans notre pays pour montrer à un ami qu'on est prêt à s'enlever le pain de la bouche pour lui. Je continuai à manger, mais mon appétit était coupé. Je me repris sur les pâtisseries juives qui sont excellentes. J'appréciais aussi que cette totale hospitalité n'avait rien de commun avec l'hospitalité des Esquimaux où l'hôte doit partager la couche avec l'Hôtesse ! A la fin du repas, on s'appelait par son petit nom, on se tutoyait.
Joseph me dit : Viens demain en fin d'après-midi, Yunker sera de retour.

 

A ZURICH; AU CAFE VIENNOIS,
PROPOSITIONS INCENDIES PAR BOMBES

J'étais resté à Zurich. A cette nouvelle rencontre que j'eus avec mes deux acolytes, je fus frappé par la cordialité de la réception.
Cette fois, j'étais invité par eux dans une brasserie viennoise de luxe. Un de ces établissements, meublés d'un style particulier, avec des canapés et fauteuils très confortables, où les tables sont sépa!ées par des cloisons assez hautes qui font ressembler ces compartiments à des loges de théâtre. Dans ces loges, on peut librement parler de quoi que ce soit sans que les voisins puissent entendre la conversation. Dans ce grand confort, on pouvait rester là toute l'après-midi, sans qu'aucun signe d'impatience du personnel ne vous invite à quitter les lieux, comme on le remarque quelques fois dans les restaurants ordinaires.

Nous avions fait un repas à la viennoise : du curry partout, dans tous les plats, pour chacun une excellente grosse chope de bière d'un litre et des pâtisseries délicieuses.
Un bon et gros cigare suisse, dont Yosef gardait jalousement l'adresse de son fournisseur, terminait le repas sans avoir parlé de rien.

Quand la table fut desservie, Yunker commanda 3 liqueurs italiennes Strega (drôle de coïncidence. « Strega » veut dire « sorciers »). Il regardait tout pensif, méditatif, les volutes de fumée que faisait son cigare.
II se mit à parler de la guerre. Je le voyais venir, je me disais :
- Toi, tu as quelque chose à me dire qui m'intéresse beaucoup.
II continua, appuyant sur ces mots : « Cette guerre ne marche pas comme on voudrait à Darmstadt ». Son front se plissait, puis me regardant avec des yeux expressifs, de la complicité qu'il attendait de moi, et de la lourde confidence qu'il allait me faire :


- Voilà, me dit-il dans un français appliqué, les troupes françaises résistent avec une force à laquelle nos généraux ne s'attendaient pas. Le ravitaillement de ces troupes est trop bon !

Notre Etat-Major a décidé de s'attaquer aux sources de son ravitaillement; on est persuadé que lorsque les soldats crèveront de faim, ils seront vite en débandade ou en révolte. Nous devons mener une grande action pour que les ravitaillements des troupes soient impossibles, par la destruction de toutes réserves et l'acheminement vers le front de tout ravitaillement.
II faut que les troupes françaises manquent de tout et soient réduites à la famine. Au bout de quelques jours sans manger, ces soldats qui résistent comme des lions seront incapables de la moindre résistance. Nos armées passeront par dessus les tranchées, et les écraseront tous!

Yunker continuait :
- C'est moi qui suis nommé chef de service. Ce sera le service terroriste allemand, en territoire français. Maintenant que tu es des nôtres, si tu veux gagner beaucoup d'argent, tu devras participer à mon oeuvre. Tu porteras en France, à mes agents, que je te ferai connaître, les bombes incendiaires. Toi, de ton côté, tu iras en placer où je te l'ordonnerai. Tu seras payé 30.000 francs pour chaque incendie, plus 3.000 francs pour le transport des bombes à Paris.
- Tu devras apporter la preuve par photo de l'établissement détruit que je devrai communiquer à mes chefs à Darmstadt pour pouvoir te payer.
Nous avons mis au point une nouvelle bombe incendiaire pour que notre agent n'ait pas à allumer quoi que ce soit.
Tu devras seulement t'approcher de l'établissement visé, tu déposeras ta petite boîte métallique et tu t'enfuieras tranquillement. Une seule de ces petites boîtes suffit pour qu'une grande surface prenne feu d'un seul coup. L'incendie se déclarera un quart d'heure après la mise en place de la bombe. Notre agent doit, avant de s'approcher de l'endroit choisi, ouvrir la boîte, casser la pointe d'une ampoule qui se trouve dans la boîte et partir.
Au bout de quelques minutes une chaleur extrême se fera sentir dans une grande partie de l'établissement, suivie de l'embrasement instantané de tout ce qui est dans la limite de la partie chauffée! »

Cette description passionnée rendait encore plus loquace et persuasif mon Yunker. Dans son enthousiasme, il ne vit pas que j'étais presque défaillant, ma gorge était sèche, je sentais que ma respiration déjà insuffisante allait me manquer tout à fait.

Lorsqu'il s'arrêta de parler, je me ressaisis, mais lui, reprenait son souffle comme un sportif après un effort.
Je me levais, m'excusais d'aller au lavabo, et là, moi aussi je me mis à respirer plusieurs fois profondément pour rétablir mon rythme cardiaque. Cinq minutes après, j'étais de retour, la conversation reprit de plus belle, encore plus directe pour moi.
- Tu as compris avec quelle nouvelle arme nous attaquons les troupes françaises ! Sans son ravitaillement rendu impossible par la destruction de tous les vivres, une armée est vaincue d'avance !
Tu verras qu'il n'y à rien à craindre, le camouflage a été soigneusement étudié ; ni la police, ni les douaniers de la frontière française ne peuvent rien voir.

Dans quelques jours, je te ferai voir les bombes ici.
Je les ferai porter de Darmstadt par la voie diplomatique de notre consulat. Je t'en donnerai 10 à 12 pour cette première attaque. Tu les porteras en France en plusieurs voyages si tu le juges nécessaire.

J'avais repris mon souffle et mon assurance.
De toutes mes forces, je devais agir pour contrecarrer une entreprise aussi dramatique pour nos armées. Je voulais avoir ces bombes et les adresses des espions en France qui les attendaient. J'étais prêt à sacrifier ma vie pour empêcher de tels désastres à ma patrie.

Yunker attendait ma réaction. Je lui dis :
- D'après ce que vous me dites, le risque n'est pas gros, à la condition que ces établissements ne soient pas militairement surveillés! Yunker reprit :


- Mais ça, tu le verras bien, et ce sera à toi a nous en informer de suite, pour aviser les autres des précautions à prendre. Si c'est trop difficile, je demanderai à mon chef d'augmenter la prime.
Cette offensive doit commencer dans trente jours. C'est le délai, et le moment, où l'Etat-Major compte voir le départ de cette nouvelle tactique d'épuisement des troupes françaises, aussi vite que possible.


Nous prîmes rendez-vous pour une semaine plus tard. Yunker me dit :
- En même temps que je te donnerai les bombes, je te dirai où tu devras aller les placer immédiatement.
Je lui promis tout ce qu'il voulait. Je me dirigeais vers la gare pour prendre le premier train pour Genève.
Yoseph m'encouragea dans cette nouvelle grosse affaire, qui devait rapporter gros, sans oublier de me dire qu'il comptait bien avoir sa part dans les primes que me verserait Yunker après chaque réussite.

Tout ce que j'avais entendu m'avait rendu fébrile et nerveux.
J'avais hâte de me libérer auprès de mes chefs des projets diaboliques que nos ennemis avaient élaborés.
Je me remémorais en détail tout le programme qui avait été développé et que j'avais « accepté » pour que le lendemain, je puisse en faire un rapport fidèle à mon chef d'Annemasse.

Arrivé tôt à Genève, sans aller me coucher comme je le faisais habituellement lorsque j'avais voyagé toute !a nuit, je pris ma fidèle bicyclette, je traversais la frontière à un poste tranquille.
J'étais au bureau militaire bien avant son ouverture. Le planton qui me connaissait me dit .
Vous êtes matinal aujourd'hui, c’est bientôt l'heure, ils ne vont pas tarder à arriver. Je lui dis :
- Laissez-moi entrer dans la salle d'attente. J'ai beaucoup à écrire, ce sera autant de fait quand le Capitaine arrivera.
Il  y avait toujours du papier sur la table où l'on devait écrire son rapport avant d'être introduit auprès du Capitaine. Il aimait bien que l'on ait déjà écrit ce que l'on avait à lui dire, pour gagner du temps.


Les officiers arrivèrent peu après ; tous me démontrèrent leur sympathie. Ils s'attendaient toujours à avoir de ma part des renseignements intéressants.
A son arrivée le Capitaine s'assit en face de moi, prit des nouvelles de ma santé, puis voyant que je n'avais pas encore fini d'écrire, malgré que j'eusse déjà rempli deux feuilles entières, il me laissa finir, il rentra dans son bureau. D'autres personnes que je ne connaissais pas passèrent avant moi.
Quand j'eus terminé mon rapport, je priais le planton d'en informer le patron.


Après la lecture de mon rapport, il était très grave. Il lisait et relisait certains passages. Je voyais qu'il en était ému. Il me dit :
- C'est une affaire extraordinaire, un renseignement formidable. Je vais de suite me mettre en rapport avec Paris pour les précautions à prendre, qu'il faut organiser sans tarder. Ne vous en allez pas. Attendez mes ordres.
Vous avez dix jours devant vous avant d'aller revoir ces sales cochons ! Nous verrons ce que vous devrez faire.

Le soir, à l'Hôtel Moderne où nous logions tous, il me demanda de venir dans sa salle à manger privée. II m'invita à manger avec lui.
Il voulait m'entendre lui raconter de vive voix tout ce qu'il y avait sur mon rapport, qu'il avait déjà lu plusieurs fois.
Il me dit :
- N'allez pas vous faire revoir à Genève, vous faire épingler pour une petite chose ou une filature. Ce que vous faites à Zurich est beaucoup plus important !


(A suivre.)

 

 

 

 
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Article paru dans le Bulletin N° 80

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