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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
HUBERT VORAGE : PRÊTRE ET SOLDAT (3)
 

Le précédent BULLETIN (n° 29) nous l'a appris : le SERVICE avait pu aviser " NORBERT-BERTUS-CHATAING " que son appel de détresse avait atteint Londres mais que " l'enlèvement "  n'était pas immédiatement réalisable.

Attendre... Attendre !... des jours, des semaines peut-être... alors que le danger était de chaque minute, de chaque seconde même !

Les pages qui suivent évoquent les étapes de l'angoissante odyssée qui précéda le sauvetage du " 37 bis ".

" M. Dupont ?.., Tenez-vous prêt ! "

Il fallut attendre jusqu'au 11 octobre. Depuis trois jours l'anxiété du ci-devant " DESGOUTTES " ( maintenant mué en " CHATAING " ), après l'avoir privé de sommeil, le détournait du manger et du boire. Il errait mollement dans la villa, la bouche pâteuse, la tête vide, les membres rompus. Ce matin là enfin, la sonnette s'agita, la grille s'ouvrit en grinçant et Madame ROUQUES tout affairée, vint avertir son hôte :

- C'est un jeune homme ! Il demande à vous voir.

- Qu'il entre ! dit " BERTUS-CHATAING ".

 

C'est un jeune homme, un tout jeune homme qui franchit la porte, il est grand, svelte, élégant. Ses vêtements sont de bonne coupe, ses manières parfaites. Il a les cheveux blonds presque roux. D'une voix calme, au timbre séduisant, il pose la question tant attendue :

- Pourrais-je parler à M. DUPONT ?

- Il est midi, répond CHATAING avec un large sourire. - Alors, c'est vous ?

- Alors, c'est moi.

L'abbé est tout troublé. Il était si anxieux et si désemparé, ces jours-ci, qu'il a négligé les derniers préparatifs. L'émissaire l'a pris de court ? Sa toilette n'est pas faite. Il s'excuse. Il bredouille.

- Mais ce n'est rien, dit l'émissaire. L'important est que vous soyez prêt à 13 heures. A ce moment-là, je viendrai vous chercher.

- Pourquoi vous en aller, Monsieur ? De toute manière il vous faut déjeuner. Déjeunez donc avec nous.

Le jeune homme se dérobe ;

déjeuner au milieu d'une compagnie lui paraît trop dangereux.

- Je vous garantis, dit le prétendu " CHATAING ".

Le temps, pour le messager, d'aller avertir son chauffeur et pour l'agent " 37 bis " de revêtir l'accoutrement qu'on lui connaît avec son foulard rouge et sa casquette crasseuse, et l'on se trouve à la table des ROUQUES.

Étrange déjeuner ! Chacun s'applique, non seulement à éviter les sujets interdits, mais encore à empêcher que les autres ne les abordent. Entre tous les convives, c'est une touchante émulation dans la fuite vers les banalités propices, les premiers frimas, les beautés de l'Auvergne, l'architecture du paysage. Enfin, on en arrive au dessert qui est expédié avec une célérité admirable. L'abbé 3 NORBERT " serre silencieusement la main de Marcel ROUQUES, la main de son hôtesse. Dans le moment qu'il va franchir le seuil, le jeune homme blond lui touche l'épaule, lui désigne l'espèce de boudin qu'il vient de découvrir sous son bras :

- Pas de bagages ! dit-il.

- C'est si petit, réplique l'abbé. Et cela m'est indispensable.

- A vos risques et périls !

Le blond messager ignore tout de ce " BERTUS " qu'il est chargé d'enlever. Il ne peut deviner que le rouleau porté sous le bras par le déconcertant barbu est fait d'un calice minuscule enrobé d'une chasuble légère. L'abbé ne songe nullement à se confesser à son guide. Il connaît son métier. Il se contente de lui dire, une fois qu'ils sont dans la rue :

- Je ne suis plus " BERTUS ". Je suis Monsieur " CHATAING ".

- Et moi, dit le jeune homme blond, je m'appelle " OSCAR " (1)

Trois minutes plus tard, " CHATAING " se repentait déjà de l'impulsion qui lui avait fait révéler son nom, tout faux qu'il fut.

Son guide venait de le faire monter dans une voiture noire, une " traction ", conduite par un homme qui portait l'uniforme de l'Armée de l'Air. Et à la question du chauffeur : " Où allons-nous Monsieur ? ", le jeune " OSCAR " avait répondu : " A Vichy "...

Il n'en fallut pas plus pour que l'abbé s'imaginât qu'il était tombé dans un piège, que les messages avaient été interceptés, et qu'on le conduisait vers un cul-de-basse-fosse.

- A Vichy ! cria-t-il. Jamais, arrêtez ! Je ne veux pas aller à Vichy !

Il s'agitait dans l'étroite voiture, heurtant son grand corps à toutes les parois, se demandant s'il valait mieux ouvrir la portière et se jeter sur la route ou bien assommer son traître de guide.

Celui-ci, cependant, gardait son calme. Il y avait bien du mérite, car demeurer dans une voiture auprès de l'abbé " NORBERT " un jour de colère est une des épreuves les plus difficiles auxquelles puisse se mesurer la patience humaine.

- Calmez-vous, Monsieur, disait-il. J'ai des ordres précis. Je vous les expliquerai

tout à l'heure.

- Des ordres précis ! Je n'en doute pas ! hurlait le pauvre homme. Arrêtez-vous dis-je, arrêtez !

Vingt kilomètres après la sortie de Saint-Flour, on s'arrête. Le lieu est désert. Sur la droite, il y a un petit bois de sapins.

- Si vous voulez, proposa l'aimable " OSCAR ", nous allons faire quelques pas. Nous pourrons ainsi nous expliquer.

" CHATAING " frissonne. Le guet-apens lui paraît de plus en plus évident :

- Je veux bien, dit-il. Mais vous marcherez devant moi.

- A votre aise !

Les voici qui marchent l'un devant l'autre, en lisière du bois. Pour un entretien de cette importance, c'est fort peu commode. " NORBERT " s'en rend compte. C'est lui qui propose qu'on s'assoie, chacun sur un tronc abattu et face à face.

- Monsieur, dit " OSCAR ", vous ne vous faites aucune idée du mal que je me suis donné pour que votre évasion réussisse. Je viens tout droit de Londres et l'on m'a parachuté en zone nord. Si je suis arrivé auprès de vous avec trois jours de retard, c'est que j'ai dû passer tout ce temps à Moulins. Vous savez que c'est un des endroits ou les Allemands contrôlent périodiquement les voyageurs qui viennent de la zone sud.

Comme ceux-ci sont toujours très nombreux, on les fait descendre, et le train repart à vide. Les contrôles sont intermittents. Il s'écoule au moins une semaine entre chacun. C'est pourquoi j'ai voulu rester à Moulins jusqu'à hier. Le contrôle a eu lieu. Nous avons le champ libre. Sera question de rien,

- C'est trop ingénieux, c'est une fable, se dit l'abbé.

Il explose une fois encore :

- Tout à l'heure c'était Vichy. Maintenant la ligne de démarcation. Pourquoi pas Paris, tant que vous y êtes.

- Nous allons à Paris, en effet, dit tranquillement " OSCAR ". Votre sauvetage en pick-up se fera en zone nord. Nous avons eu trop de déboires en zone sud. Faut-il résister encore ? Peut-il céder ?

- Je ne puis reculer, déclare l'abbé à son guide. A la grâce de Dieu, Monsieur, faites de moi ce que vous voudrez.

L'agent 3 37 bis " obtint qu'on le conduisit, non à Vichy, mais à Issoire. Il serait aussi commode de prendre le train ici que là.

A l'expérience, il se révéla que cette commodité était fallacieuse. Le train était bondé.

Pour y monter, il fallut faire appel à la pitié des voyageurs qui s'y trouvaient déjà entassés. - Ce pauvre homme est mon oncle, disait " OSCAR ". Il est très malade. Je le conduis à Paris pour qu'il y subisse une grave opération.

A grands renforts d' " ahan ", " CHATAING " fut hissé dans un wagon par la fenêtre. " OSCAR " lui creusa un abri parmi les bagages empilés dans le couloir.

L'abbé put y recroqueviller son grand corps. Le sommeil qui le fuyait depuis plusieurs semaines lui revint enfin. Bientôt, il ronflait.

Il ne se réveilla qu'aux Aubrais. " OSCAR " le surveillait d'un oeil attentif. Jusqu'à Paris, ils ne s'adressèrent pas la parole.

Quand le train fut en gare d'Austerlitz, " OSCAR " souffla à son compagnon : " Restons ici ". Il fallait, en effet, redouter le contrôle des policiers allemands à la sortie. " CHATAING " et son guide demeurèrent dans leur wagon jusqu'à ce qu'un cheminot vint les en chercher. Une demi-heure avait passé. Il n'y avait plus de contrôleurs allemands aux portillons.

Au sortir de la gare, " OSCAR " déclara qu'il avait affaire dans Paris.

- Rendez-vous à 16 h. 29 devant les guichets, grandes lignes de la gare du Nord. Je dis à 16 h. 29 et non 16 h. 30. Si vous descendez dans le métro, songez aux alertes possibles. Si vous avez le moindre retard, toute l'opération est manquée.

- N'ayez crainte, répond l'abbé. J'ai compris ! Il a maintenant pleine confiance dans " OSCAR " et ne redoute plus aucun piège.

- Et surtout, ajoute le jeune guide, d'ici là, aucun contact avec personne.

Voilà qui est bien pénible. Être si près de ses amis, de ses paroissiens, à la veille d'une opération de cette importance !

Pourtant l'abbé promet d'être à l'heure, et lentement, sagement, il s'achemine vers la gare du Nord.

A 16 h. 25, " OSCAR " surgit au fond du hall. Il est accompagné d'un autre jeune homme qui lui ressemble comme un frère : même taille, même sveltesse, même élégance, même cheveux.

- Je vous présente mon " coopérateur ", dit-il à l'abbé.

- Les jeunes gens, suivis de " NORBERT ", montent dans le train de Compiègne. Il y a foule. Pas un mot n'est échangé. A Compiègne, où l'on descend, l'agent " 37 bis " se dirige machinalement vers la sortie, " OSCAR " le rejoint :

- Non, non, nous changeons de train.

Ils montent dans un convoi en direction de Pont Sainte Maxence. Cette fois, ils sont seuls dans leur wagon :

- Et le " piano ", tu l'as retrouvé ?

- Bien sûr.

- Où est-il ?

- Dans ma poche.

" CHATAING " sourit.

- Nous allons descendre à la prochaine petite gare, lui dit bientôt " OSCAR ". Là je vous présenterai à un fermier. Vous ferez tout ce qu'il vous dira. Mon camarade et moi, nous allons disparaître. Vous nous reverrez peu après, mais vous ferez mine de ne pas nous connaître.

Le train s'est arrêté. Le trio descend. Il fait nuit noire. Dans la petite gare mal éclairée, " CHATAING " est confié à un homme grand et fort qui l'entraîne vers une ferme proche. Avant d'y entrer, le fermier lui dit à voix basse :

- Je sais pourquoi vous venez chez moi, mais ma femme, les enfants, les stagiaires, les domestiques doivent tout ignorer. Je vous préviens que je vais vous " engueuler " comme vous ne l'avez jamais été. Vous êtes un père de famille venu ici pour acheter des pommes de terre. Quelqu'un de Paris vous a donné mon adresse.

Les colères de " Jeff-le-Trappeur "

Voici le vestibule, puis la salle à manger où toute la famille est attablée. Le fermier y a pénétré le premier. " CHATAING " demeure un peu en retrait, sur le seuil.

- J'en ai assez, crie le patron avec une soudaine véhémence. C'en est encore un. J'ai eu le malheur d'aller porter des lettres à la gare, à l'heure du train. J'en vois descendre celui-ci qui me demande : " La ferme de M. Geffroy, s'il vous plaît. " Je lui réponds : " M. Geffroy c'est moi " (2) . Alors, il m'a fait entendre le disque : " Un ami de Paris m'a donné votre adresse. "

" NORBERT " n'a aucune peine à feindre la crainte et l'accablement. La colère du fermier est si bien jouée et si violente qu'il en est impressionné, lui qui connaît cependant la colère. Mais l'autre poursuit :

- Eh bien, non ! Des pommes de terre, vous n'en aurez pas une chez moi,. pas une. D'ailleurs, je les connais, vos bobards. Vous n'avez pas mangé depuis trois jours, hein ? Et vous êtes père de famille nombreuse, je parie.

Il plonge un regard redoutable dans les yeux du barbu.

- Combien d'enfants avez-vous ?

Le coup est dur pour " CHATAING ". Il en tremble, et c'est tant mieux :

- Sept, Monsieur, répondit-il d'une voix chevrotante.

Brusquement, M. GEFFROY reprend son calme :

- Allons, dit-il, on va mettre une assiette de plus. Vous mangerez la soupe avec nous. Mais pour les pommes de terre, rien à faire. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit. Tout ce que je vous donnerai, c'est quelques adresses. Vous pourrez y aller demain.

" CHATAING " s'est mis à table, encore tout tremblant. A peine a-t-il entamé sa soupe que le timbre de l'entrée retentit. Un des enfants va ouvrir, revient aussitôt :

- Papa, il y a là deux messieurs qui te demandent.

M. GEFFROY fronce le sourcil, reprend son air courroucé, passe dans le vestibule où l'on entend d'abord un murmure, puis la grosse voix qui tonne derechef :

- Il y a un quart d'heure, c'était le père de famille nombreuse. Maintenant voici deux popotiers d'une ceuvre sociale. Ils se sont donnés le mot, ma parole.

Il revient. Dans l'encadrement de la porte, deux jeunes hommes tout contrits apparaissent. C'est " OSCAR " et son camarade. GEFFROY les toise :

- C'est des carottes et des oignons qu'il leur faut, à ceux-ci. Vous me prenez pour un maraîcher ? Est-ce moi qui suis chargé de ravitailler Paris ?

Il s'arrête brusquement, hausse les épaules, consulte sa montre, ricane :

- Et vous voilà bien avancés. Il n'y a plus de train à cette heure-ci. " OSCAR " bredouille :

- Vous seriez bien aimable de nous indiquer un hôtel. M. GEFFROY s'esclaffe :

- Un hôtel ! Vous devriez savoir que dans ce bled il n'y a pas d'hôtel. Puis il se tourne vers sa femme :

- Va, mets deux assiettes encore. Ils mangeront avec nous. Puis on leur donnera, à tous les trois, la chambre du fond, il y a là quelques matelas. Ils n'auront qu'à s'en arranger.

Au cours du repas, le fermier dévisage brutalement ses invités :

- Dites-moi, vous venez de Paris. Mais êtes-vous Français ? Tous trois haussent les épaules. - Bien sûr !

- Je dis des Français, des vrais. Voyez-vous, moi, je suis chez moi ici. J'y fais ce que je veux. Tous les soirs, j'écoute Londres. Et si ça ne vous plaît pas, tant pis.

M. GEFFROY a tourné le commutateur. La B.B.C. est là. " CHATAING " observe " OSCAR ". Le jeune guide affecte l'indifférence. Mais son attention est évidemment exaspérée. A l'heure des " messages personnels ", il semble que le fermier, lui aussi, tende plus vivement l'oreille.

- Allons, il n'y a rien de neuf, dit-il au bout d'un moment, je referme le truc.

" OSCAR " fait à " CHATAING " un signe imperceptible, comme pour dire : - Non, ce ne sera pas pour cette nuit.

Un peu plus tard, M. GEFFROY conduit ses invités à' leur chambre. leur souhaite bonne nuit. Les trois hommes peuvent enfin abandonner toute contrainte, se détendre, fumer quelques cigarettes, rire ensemble de la comédie qu'ils viennent de jouer. Puis ils dorment d'un sommeil profond. Ils ont bien mérité ce repos, après tant de tribulations. Le fermier fait en sorte de se trouver sur leur passage au moment où ils quittent sa maison :

- Revenez à la tombée de la nuit, leur dit-il. Vous nous demanderez encore l'hospitalité en déclarant que vous n'avez rien trouvé dans les fermes de la région.

Il pleut. Il ne cessera de pleuvoir tout le jour. Les compagnons se cachent dans les bois, mordant de temps à autre dans le pain qu'ils ont acheté avec de faux tickets. Le soir, il leur est permis de s'asseoir de nouveau à la table de M. GEFFROY.

A l'émission de la B.B.C., les messages personnels se succèdent, sans apporter le signal espéré. C'est une pénible déconvenue, une nouvelle journée de vagabondage à supporter. La pluie n'a pas cessé. Les bois sont devenus impraticables.

C'est dimanche, les trois errants marchent sous l'averse pour aller entendre la messe à Compiègne. Au moment de la quête, le jeune vicaire qui tend le plateau ne peut s'empêcher de jeter un regard apitoyé au malheureux " CHATAING ", clochard pieux qui a pris sur son misérable pécule pour offrir, comme tout le monde, son obole. Le soir, exténués, trempés comme des chiens, ils avancent l'heure de leur retour à la ferme, y pénètrent par une porte dérobée et gagnent leur chambre sans bruit. Mais M. GEFFROY les guette :

- Je suis confus, dit-il, je ne peux vous garder. Toute la maison est en alarme. On s'imagine que vous êtes des espions à la solde des Allemands.

" OSCAR " secoue la tête gravement.

- Il n'y a plus qu'une chose à faire, dit-il, téléphoner tout de suite.

- Téléphoner ? Vous n'y pensez pas, s'écrie " CHATAING ". Mais " OSCAR " hausse les épaules et, d'un geste impérieux, l'invite à le suivre. L'autre membre de l'équipe demeure dans la chambre, en compagnie de M. GEFFROY.

Le guide aux blonds cheveux paraît connaître merveilleusement la ferme. Il entraîne " 37 bis " vers un escalier qu'ils gravissent sans bruit et qui les conduit à une sorte de grenier. Là, il tire de sa poche une torche électrique minuscule, en promène les rayons sur les murs et sur la charpente. A la poutre maîtresse une ampoule est suspendue par une cordelière. A l'endroit qu'elle surplombe, les deux hommes poussent un tonneau qui traînait là, l'ampoule est dévissée, un jeu de fils raccordé à la douille et " OSCAR " tire enfin de sa poche le fameux " piano ".

C'est un tout petit appareil, qui mesure 12 cm sur 18 cm. Après quelques secondes, il dit à " CHATAING " : " J'ai contact. " Il a tiré de sa poche un papier où l'abbé ne distingue que des chiffres : c'est le message qu'il faut transmettre à Londres. La transmission dure moins de cinq minutes. Puis le jeune opérateur coiffe l'écouteur et transcrit d'autres chiffres au dos de la même feuille : c'est la réponse. Emission et réception., l'opération n'a duré que sept minutes.

Avec précautions, " CHATAING " et son guide regagnent la chambre où les attendent les deux autres. Le message et la réponse sont traduits en clair : " OSCAR  signale situation désespérée et demande décision immédiate , dit l'un. Et l'autre : " Opération certaine cette nuit. Confirmation B.B.C. 21 h. 15. ".

On gagne la salle à manger, on s'attable pour la troisième fois avec toute la maisonnée. Pour les invités, le scénario est changé. " CHATAING " est tout à la joie. Il a enfin trouvé des pommes de terre. Bien mieux, il a rencontré un routier de Paris qui lui a donné rendez-vous, à trois kilomètres de la ferme, pour 11 h. du soir et qui consent à charger les pommes de terre. Les deux jeunes gens, eux, sont tout tristes. Ils n'ont trouvé ni oignons, ni carottes. Néanmoins, ils se décident à regagner Paris et supplient " CHATAING " de les emmener avec lui. Magnanime, le trimardeur acquiesce ; visiblement soulagée, la famille GEFFROY éprouve de la peine à cacher son contentement.

... "  Carnet d'adresses " et " cacahuettes "

C'est dans l'euphorie générale que le fermier allume le poste de radio. Il est 21 h. 15, les quatre notes bien connues annoncent que " Londres " est là. Après les nouvelles, voici les messages personnels. L'abbé n'en reconnaît aucun, mais devine, à l'air satisfait d' " OSCAR ", que la communication de tout à l'heure est confirmée. Elle l'est, en effet, il l'apprendra bientôt. " Londres " a dit :

" Camille a perdu son carnet d'adresses.

" Les cacahuettes font défaut à Paris. »

Ce poème surréaliste signifie :

" Opération à 1 h. du matin, sur terrain 682. "

A 10 heures, le trio prend congé. " CHATAING " offre à M. GEFFROY de payer son écot. Noblement, le fermier refuse. L'agent " 37 bis " tend 200 F à la bonne. C'est une Polonaise. Elle baragouine :

- Moi, jamais accepter argent père famille nombreuse.

Pour se diriger vers le terrain 682 (3) , " OSCAR " et ses compagnons s'aident de la boussole. Ils marchent en ligne droite, à travers champs. Il faut franchir des haies, escalader des clôtures. Parfois on entend un bruit mou : c'est un des voyageurs qui tombe dans une flaque ou dans quelque ornière. Malgré le clair de lune, on ne peut tout voir.

- Je connais bien le terrain, a dit  OSCAR , au départ : C'est un champ de trèfle coupé. Nous en sommes à 8 kilomètres à peu près.

On y parvient à minuit. En cours de route, " CHATAING " et ses compagnons ont été rejoints par M. GEFFROY.

- Attendez-moi ici tous les trois, dit " OSCAR ". Il se dirige vers un bosquet, à quelque deux cents mètres du champ. Il en revient porteur de trois bâtons sur lesquels il assujettit de minuscules torches électriques. Autour de celles-ci, il fixe des capuchons de papier noir de manière que la lumière ne soit visible que d'en haut. Il donne un bâton à son camarade, l'autre à M. GEFFROY. Les deux hommes s'éloignent, l'un vers la droite, !'autre vers la gauche.

- Vous, dit-il à " CHATAING ", restez près de moi. Vous comprenez, il s'agit de former un triangle équilatéral de cent mètres de côté. Lorsque l'avion approchera, je donnerai le signal d'allumer les torches pour le balisage. Maintenant, il ne vous reste plus qu'à attendre. Tout est prêt.

Puis, devinant l'anxiété de l'abbé :

- Dernière consigne, Monsieur. Quand l'avion sera là, ne bougez pas, je vous en conjure. Restez debout, cloué au sol. Moi, je serai à genoux à côté de vous.

- A genoux, et pourquoi ?

- C'est une convention. On peut toujours craindre qu'une opération soit éventée par surprise. Le pilote a pour consigne, si le passager n'est pas debout, avec l'opérateur à genoux à son côté, " de mettre de la gomme " et de repartir sur-le-champ. Alors, hein, maîtrisez-vous, d'ailleurs je vous y aiderai.

Pick-up sur le terrain 682

" OSCAR " consulte sa montre. Il est 1 heure du matin. Il n'y a pas un bruit dans le ciel. Pas un non plus sur la terre. A la quatrième minute, enfin, on perçoit un bourdonnement.

- C'est peut-être une voiture, dit l'abbé.

- Non, non, c'est Mac. Ça y est ! Il approche !

Dans la lumière de la lune, l'avion n'est encore qu'une ombre. Il arrive droit sur le champ. Il va le survoler. " OSCAR " donne le signal du balisage. Les torches s'allument. L'avion répond par trois petits coups de lumière. Puis le pilote arrête le moteur. " CHATAING " est au comble de l'anxiété. Il s'énerve, s'agite, tousse, se dandine. " OSCAR " lui pince les cuisses :

- Tenez-vous tranquille, bon Dieu. Ne bougez plus. N'ayez pas peur. L'aile de l'avion va passer à un mètre de nous.

Soudain un bruit de tonnerre à quelques centaines de mètres : le Lysander, moteur en marche, vole maintenant en rase mottes. Quatre phares inondent le terrain 682  d'une lumière éblouissante. " CHATAING " n'est plus maître de lui. Il courbe l'échine, se recroqueville. Il va s'enfuir ou se jeter sur le sol.

" OSCAR " ne cesse de lui labourer les cuisses.

- Du calme, bon sang, du calme ! Debout, restez debout !

Un souffle terrible, l'avion passe, en frôlant la torche la plus proche, va se poser en quelques mètres et revient pour s'arrêter exactement à la balise que touche " CHATAING­NORBERT ". Le moteur continue son bourdonnement fantastique.

Derrière le pilote un couvercle s'ouvre ; deux hommes sautent à terre : ce sont des agents que Londres envoie en France. Aidé de son camarade et du fermier GEFFROY, accourus des autres extrémités du triangle, " OSCAR " empoigne " CHATAING ", le jette tête-bêche dans la carlingue. La glissière se referme. L'avion décolle. L'opération a duré vingt secondes.

C'est seulement lorsque l'avion eut atteint l'altitude 4.500 et qu'il se mit à plafonner que " NORBERT " revint à lui. Jusque-là, il était demeuré prostré au fond de la carlingue, collé au plancher, incapable du moindre mouvement, engourdi par une étrange anesthésie. Maintenant, enfin, il pouvait se redresser, s'asseoir sur l'unique siège de sa cabine. Mais il avait froid. Il grelottait dans ses vêtements mouillés et boueux.

Le pilote se retourna, frappa à la cloison transparente qui le séparait de son passager, lui indiqua du doigt quelque chose sous son siège.

C'était une bouteille chauffante, " NORBERT " l'ouvrit. Elle contenait du café, du vrai, additionné de rhum. Il en but deux gobelets et s'en fit du bien.

Alors il regarda vers la terre. Quelques lumières scintillaient : les Français, toujours cabochards, se moquaient du black-out. Dans le clair de lune, les routes, les rivières, les ruisseaux composaient un vaste filet d'argent qui couvrait la terre captive. Une plage brilla. C'était Cabourg. " NORBERT " ne s'étonna point de ce détour. Il savait que les avions de chasse cherchaient de jour, en taquinant les batteries allemandes, par quels " trous " pourrait se faire la navigation nocturne. Sur la Manche régnait un brouillard opaque. En revanche, la côte anglaise était visible.

Cent kilomètres encore et un gouffre de lumière s'ouvre sous l'appareil. Le Lysander s'y précipite. Les phares s'éteignent, pour laisser apparaître une longue piste faiblement éclairée sur laquelle il se pose. L'agent " 37 bis " sort de la carlingue et se trouve nez à nez avec un officier britannique (4) qui lui dit (en français) :

- C'est vous, « NORBERT »? Bravo, soyez le bienvenu.

 


(1) André DUTHILLEUL, un fils du Nord qui, sous le pseudonyme d'OSCAR, dirigea de mars à décembre 1943 les opérations de pick-up d'Estrées-Saint-Denis (dans l'Oise). Il est mort en déportation le 3 mai 1945 à bord du Thielbeur, en rade de Lubeck.

(2) L. GEFFROY, dit " Jeff le trappeur ", a assumé en 43 et en 44 les glorieuses et héroïques fonctions de " Premier de Cordée " au clair de lune, sur le terrain " Roger ", à Estrées-Saint-Denis. Aidé de sa femme et de ses enfants, il participa à toutes les opérations et se fit, avec une bonne grâce exquise, l'hôte des chefs d'opérations, des radios et de passagers.

 (3) Le terrain 682, situé aux environs de Rouvillers, agréé par la R.A.F. et nommé terrain " Roger ", a servi, d'octobre 1943 à août 1944, à six opérations aériennes, doit, quatre ont réussi. Ces opérations ont permis, non seulement le transport d'importants courriers de renseignements, de postes de radio, d'armes et de ravitaillement, mais encore le passage de huit personnes de Grande-Bretagne en France et celui de quinze personnes de France en Grande-Bretagne.

(4) C'était le chef d'opérations Squadron Leader Philippe SCHNEIDAU, alias " PHILIPSON ". Sa trépidante activité au profit des Services Secrets le soustrayait tellement à la vie quotidienne que " NORBERT " devait; par la suite, le surnommer " l'homme de la lune ".

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Article paru dans le Bulletin N° 30

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