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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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PAGES D'HISTOIRE & " Sacrée vérité " - (sommaire)
HUBERT VORAGE : PRÊTRE ET SOLDAT (1)
 

II y a un an s'éteignait l'Abbé VORAGE, Officier de la Légion d'Honneur, Aumônier des SERVICES SPECIAUX de la DÉFENSE NATIONALE.

Peu de temps avant sa mort l'Abbé VORAGE se proposait de faire publier un ouvrage qui retraçait quelques épisodes de sa vie de soldat et de son existence sacerdotale.

Nous devons à sa famille - que nous remercions -, la communication du manuscrit qu'a préfacé notre Président National,

P. PAILLOLE.

 

Nous croyons nécessaire, aussi bien pour honorer la mémoire de notre aumônier prématurément disparu, que pour servir l'Histoire des SERVICES SPÉCIAUX, de reproduire quelques extraits de cet ouvrage, en formulant le souhait qu'il puisse paraître un jour in extenso en Librairie.

L'Abbé VORAGE (" NORBERT " dans le livre), d'origine hollandaise, apprit à aimer la France en écoutant parler ses aïeux. Dès son plus jeune âge il tourne les yeux vers elle et en fait sa Patrie.

1914 : la France entre en guerre. Séminariste près de MAASTRICHT, à Kerkrade, il ne peut résister au désir de se battre pour elle. Il se présente au Consulat de France, à Rotterdam, pour s'engager dans l'armée française.

Ceux qui l'interrogent prendront la mesure de sa volonté et de son enthousiasme. Ils comprennent le parti qui peut être tiré de ses connaissances, de ses facultés d'observation, de son intelligence.

Sa destinée, dès lors, va être tracée.

Il servira la France, mieux sans doute qu'il ne l'eût fait sous l'uniforme. Plus complètement, en tout cas ; car jusqu'à sa mort il fut pour les SERVICES SPÉCIAUX un collaborateur permanent, dévoué, fidèle, ajoutant à ses exploits techniques une action bénéfique sur les âmes.

C'est la naissance et l'épanouissement de ses vocations sacerdotales et " technique " que relate son livre.

Les extraits qu'on en trouvera dans ce numéro évoquent le " recrutement " de " 37 Bis " et les premiers résultats - remarquables - du " travail SR " qu'il accomplit.

Nous poursuivrons dans les prochains BULLETINS cet impressionnant récit pour la période 14-18 et publierons enfin les passages les plus caractéristiques de l'oeuvre de l'Abbé Vorage (alias Norbert) après la première guerre mondiale.

VINGT ANS  PLUS TARD

Cent personnalités amies pouvaient préfacer cet ouvrage et lui accorder avec fierté le prestige de leur signature.

C'est sans doute à l'humilité de l'abbé VORAGE que je dois cet honneur.

Peut-être aussi convenait-il de donner à ce livre l'empreinte spéciale des SERVICES de RENSEIGNEMENTS qui permirent au prêtre de donner sa mesure de soldat valeureux.

Dans ce cas, en me demandant cette préface, l'auteur a délibérément choisi celui que la Destinée mit à la tête du Contre-Espionnage français de 1940 à 1944, observatoire incomparable pour juger des services rendus au Pays.

C'est dans les premiers jours de décembre 1935 que je fis la connaissance de l'abbé VORAGE.

Une grande et massive silhouette se profilait dans une pièce sombre du rez-de-chaussée du 2 bis (1) Le visiteur - en soutane - bavardait avec un camarade en attendant sans doute l'audience du " Patron ". Je jugeai son salut un peu hautain et son ton trop protecteur pour rester en tiers dans une conversation que j'avais à peine interrompue.

Pour l'heure, je " faisais mes classes " ; cela se sentait, et le curé, de toute évidence, n'était nullement disposé à tolérer un éparpillement de l'intérêt au détriment de son sujet.

- Qui est-ce ? demandai-je au Commandant GROSJEAN, mon chef et mon mentor.

- L'abbé VORAGE, curé des Molières. Vous pouvez tout lui dire. Vous pouvez tout lui demander. Il est aussi bon qu'habile et courageux. Mais ne le laissez jamais tomber entre les mains des Allemands, ils l'ont condamné à mort depuis 1915.

Au début de 1955 - près de 20 ans après - nous bavardions, l'abbé VORAGE et moi, entre deux marathons de bridge.

La roue avait tourné.

J'étais entré dans les " affaires ". Le curé avait retrouvé ses ouailles.

Une littérature facile avait présenté pêle-mêle à un public avide de scandales et d'énormités, les secrets de la Résistance, les dessous du " 2ème BUREAU ", les batailles et les farces des SERVICES SPÉCIAUX. Des auteurs sans scrupules avaient impunément puisé - sans discrétion - dans des archi­ves ou des souvenirs qui ne leur appartenaient pas.

De ces lectures, il restait un goût amer de vérité bafouée, une sensation de mépris et de méfiance pour tout ce qui touchait à la guerre secrète.

Ce dévergondage faussait l'Histoire. Il faussait le jugement à l'égard de ceux qui avaient lutté, loyalement et sans chercher la gloire, pour renseigner et protéger leur Pays.

Utilisés sans discernement pour les besoins d'une prose ignorante et sectaire, espions, traîtres, agents doubles, informateurs, indicateurs, etc... entraînaient dans l'opprobre générale ceux qui les dénonçaient comme ceux qui les utilisaient.

- Pourtant, tonnait l'abbé VORAGE, ce que nous avons fait est simple, et ne mérite pas tant d'intérêt, ni tant de sottises... ni tant de mystères !

Pensez-vous qu'en écrivant quelques pages de ma vie j'aiderais à rétablir la vérité ?

J'acquiesçai.

- Alors, conclut le prêtre, je vais le faire.

Voici son livre.

Il vient en son temps et était nécessaire.

Il est sobre, pur, sans intrigue, toujours vrai.

La relation de l'activité spirituelle et sociale du héros donne son sens exact à sa mission patriotique. Rien ne désignait VORAGE pour la " guerre secrète ", hors son désintéressement et son amour pour la France.

A l'épreuve de la vie de chaque jour, la générosité, le dévouement, le courage, toutes les vertus qui font les vrais et bons serviteurs du Pays prennent leur valeur.

L'action du curé dans sa paroisse explique et authentifie le rôle de VORAGE dans la Nation.

Sa foi en la France est de la même veine que sa foi sacerdotale. Dès lors le récit atteint une grandeur pathétique.

En 1915 VORAGE est en mission chez l'ennemi, de l'autre côté du Rhin. Il bénéficie de l'hospitalité d'une famille de mobilisé. Le soir sa prière se mêle à celle des Allemands, et le futur prêtre, bouleversé, seul dans sa chambre, à genoux devant son crucifix, s'écrie en un sanglot... :" Mon Dieu, de nos deux prières, laquelle exaucerez-vous ? … " 

Ce fut la vôtre, Monsieur le Curé.

Non pas qu'elle fût plus sincère. Mais la France avait pour elle la force du Droit et de la Justice.

1945 a vu, aussi, notre miraculeuse Victoire.

En dépit des renseignements prophétiques des SERVICES auxquels vous collaboriez, la Nation était demeurée incrédule autant qu'insouciante.

Pour chasser ensuite l'envahisseur il fallut que des hommes de votre trempe rassemblassent les énergies et rendissent aux Alliés comme aux Français leur Foi en la France.

Il était temps !

Votre tâche sacerdotale apparaissait impossible lorsqu'en 1927 vous arrivâtes aux Molières. Pourtant votre travail opiniâtre, votre bonne volonté, vos prières, ont reçu leur récompense et vous avez réussi là où tant d'autres avaient échoué.

La haute leçon de probité et d'énergie que vous donnez ainsi trace la voie aux Français soucieux de l'avenir de leur Patrie.

Dieu veuille qu'ils la prennent et y entraînent les autres !

P. PAILLOLE

 

Le 3 Août 1914  le Poste de Rotterdam immatricule un nouvel Agent

Le jeune Séminariste Norbert (VORAGE) se présente le 3 août 1914 au Consulat de France à Rotterdam.

Après une longue attente il est reçu par un 3 fonctionnaire " qui lui demande l'objet de sa démarche et, aussitôt informé, devenu à la fois rageur et sarcastique, ce personnage appelle un de ses collègues, lui souffle quelques mots à l'oreille. " NORBERT " est séparé des autres " candidats ". On l'introduit dans une pièce voisine.

- Attendez là.

Il va demeurer plusieurs heures dans cette pièce vide. Il va pouvoir dévouer toute la puissance de son esprit à méditer sur l'écart qui sépare le rêve de l'action. On part plein d'enthousiasme et de vaillance pour aller se battre, et la première position ennemie que l'on rencontre, c'est un bureau.

On a le coeur plein de fanfares, et il faut les étouffer sous la laine du tapis vert. On veut reconquérir l'Alsace et la Lorraine, et on demeure prisonnier des formalités administratives. Mourir pour la patrie, c'est périr d'ennui et de dépit, dans une salle du Consulat de France à Rotterdam.

Est-ce donc cela, la patrie française, toute cette encre, tout ce papier buvard, les timbres humides et les tampons secs ? Oncle Joseph, Grand-père Jean, dites-moi si c'est ainsi que nous avons gagné Austerlitz.

Brusquement la porte s'ouvre. Un nouveau visage, mais bienveillant. C'est un officier de la Sécurité Militaire. Il est en civil.

Il se présente à Norbert, lui tend la main :

- Où sont mes confrères ? demande " NORBERT "

- Ils sont embarqués déjà (" NORBERT " ne les reverra plus).

- Mais alors, et moi ? Je veux aller me battre, moi aussi.

- Vous battre pour la France, peut-être... C'est très beau ce que vous faites là. Car vous n'êtes pas Français.

- Je ne suis Hollandais que par accident. Ma vraie Patrie c'est la France.

- Vous êtes religieux. Il vous faudrait l'assentiment de vos supérieurs.

- Je l'ai, Monsieur.

Le " fonctionnaire " réfléchit :

- Vous connaissez bien le français, me paraît-il. Le néerlandais aussi, naturellement. Et l'allemand, ne le connaîtriez-vous pas ?

" NORBERT " connaît l'allemand, bien sûr. La frontière allemande du Limbourg n'est pas loin de la maison paternelle. Dans cette région, tout le monde connaît les deux langues.

Son interlocuteur dès lors abat son jeu :

- Vous voulez vous enrôler. Nous allons vous donner l'occasion de combattre plus efficacement que si vous teniez un fusil sur la ligne de front.

Et d'expliquer à " NORBERT " que si on l'a laissé si longtemps seul, dans la salle où il ruminait des pensées désenchantées, c'est qu'il avait fallu s'informer, faire sur sa personne, ses tenants et ses aboutissants, une rapide enquête. Le résultat était favorable.

- Nous avons confiance en vous. Vous allez, si vous le voulez bien, retourner à votre couvent. Nous ferons une démarche auprès de votre Supérieur.

- Mais puisque j'ai déjà son assentiment !

- Vous ne l'avez pas encore pour exécuter les instructions que nous allons avoir à vous communiquer.

- Quelles instructions ?

- Vous avez déjà entendu parler des SERVICES DE RENSEIGNEMENTS ?

" NORBERT " a enfin compris. On veut l'envoyer en Allemagne, faire de lui un agent secret. Ce métier porte un nom. Et ce nom n'est pas honoré.

Va-t-il faire cela, lui, le fils d'une famille où la loyauté fut Toujours tenue pour une des plus hautes vertus ? Lui qui veut être prêtre. Lui qui déjà porte la bure de franciscain. Les déceptions se multiplient décidément un peu trop.

- Mais Monsieur, vous pensez bien que je me refuserai toujours à être un espion.

- En temps de paix aussi bien qu'en temps de guerre, tout État, et, bien entendu l'Armée qui le défend, ont le souci majeur de connaître ce qui se passe à l'étranger, adversaire possible, afin de se défendre.

Vous admettrez que cette nécessité implique l'entretien et le fonctionnement d'un service de recherches secret, dont les agents ont pour mission la découverte de ce qui se passe et surtout de tout ce qui se cache de l'autre côté de la frontière.

- Sans doute !

- C'est ici qu'il ne faut pas vous laisser impressionner par les mots :

Espion est un terme devenu à tort péjoratif. Nos nationaux l'emploient quand il s'agit d'un agent de renseignements. Certains de nos agents peuvent être assimilés à nos combattants les plus héroïques. Naturellement, l'agent de l'ennemi, lui, sera toujours pour nos compatriotes un misérable espion. Et vice-versa ! que voulez-vous, Monsieur, c'est ainsi, et personne n'y peut rien.

Ce qui pourrait passer pour casuistique trop subtile n'est en vérité qu'une discrimination altière inspirée à celui qui parle par le sentiment de sa propre dignité. " NORBERT " devine qu'il a devant lui un de ces agents dont il vient d'être question, et que leur seul patriotisme a jeté dans l'aventure. La voix de son interlocuteur tremblait, tout à l'heure, en prononçant certains mots. Comment ne pas reconnaître dans ce tremblement un émoi pareil au sien ?

Une " arme" aussi honorable que les autres

Tout en démontrant à " NORBERT " que le S.R. est une arme aussi honorable que l'infanterie ou l'artillerie, le Français observe ce grand gaillard candide, débonnaire et rétif. Il y a bien de la naïveté dans son visage rose et joufflu, et toute sa personne porte un air de simplicité paysanne. Mais les yeux expriment un esprit éveillé. Parfois leur éclat révèle une intelligence prompte et profonde. Peu à peu, sa conviction se forme : le jeune religieux qui est là est fort capable de faire un bon agent secret.

" NORBERT ", quant à lui, va céder.

Ainsi on peut servir la France autrement que sac au dos. A côté du combat classique, à ciel ouvert, il y a un combat obscur, mais non moins glorieux ; clandestin, mais implacable, où le courage seul ne suffit pas. Il y faut encore l'habileté, la ruse, un grand empire sur soi-même et beaucoup d'abnégation.

Tout ceci s'impose à l'esprit de " NORBFRT " comme une révélation. Ses frères d'origine française, les novices, sont loin déjà. Il avait rêvé qu'il serait aussi leur frère d'armes. Rêve impossible. De toutes manières, ils seraient dispersés dans des régiments divers. Et ne sera-ce pas les servir efficacement, les seconder pleinement, leur assurer une victoire plus rapide, peut-être leur épargner des souffrances, que s'enrôler dans le S.R.?


Les scrupules se sont évanouis : "NORBERT " met toute sa loyauté, toute sa fidélité dans le regard qu'il adresse à son interlocuteur :

-J'accepte, Monsieur. Mais il ajoute aussitôt :

- Bien entendu, si mon Supérieur...

- Soyez en paix quant à cela. Rejoignez immédiatement votre communauté. Il y aura bientôt des nouvelles pour vous. Attendez-vous à recevoir une visite importante.

La visite importante eut lieu le lendemain même. Une voiture amena à Kerkrade. Mme ALISE, femme de l'Ambassadeur de France. Elle ne vit point " NORBERT ", mais eut un entretien avec le Père Supérieur.

Quelques instants après le départ de la messagère, " NORBERT " recevait du Père les premières consignes qui le concernaient.

L'Agent 37 Bis commençait de vivre.

Un des avantages du nouveau métier de " l'oncle NORBERT " était la facilité qu'il avait de revoir souvent sa famille et son collège.

Il n'avait pas quitté la bure. Il avait vingt ans et une bonne tête. Par surcroît, le S.R. lui faisait porter un brassard à Croix-Rouge. Qui, parmi les Allemands, les plus soupçonneux, se serait méfié de ce grand efflanqué de frater, à la tête poupine, aux façons si douces, et toujours affable, toujours prêt à rendre service, toujours prêt aussi à tailler bavette avec celui-ci ou avec celle-là ? La confiance de tous était d'autant plus assurée que le tendre clergeon parlait à chacun sa langue : Norbert connaissait tous les dialectes, si variés et si nombreux de la Rhénanie, ceux d'Aix-la-Chapelle, de Cologne, de la Ruhr, du Palatinat.

Première mission, premier succès

Dans tout métier, il y a un temps pour l'apprentissage. Celui de l'Agent 37 bis avait été fixé à six semaines. La mission dont il était chargé apparaissait simple. Il s'agissait de repérer les mouvements de troupes en direction de la France, à travers la Belgique. " NORBERT " identifiait les unités, évaluait leur importance, jugeait leur moral, tentait de connaître leur affectation par secteurs.

Encouragé par le succès et l'aisance avec laquelle il accomplissait ses premières démarches, il se trouva bientôt à l'étroit dans le cadre qui lui avait été assigné.

Il en déborda les limites géographiques. Il en franchit aussi les limites administratives. Il parcourut un bon tiers des territoires allemands, pénétrant partout, s'insinuant ou se hissant dans les endroits les moins, accessibles.

Il s'enquit de la production industrielle dans les usines de l'intérieur, de la cadence du recrutement dans les garnisons les plus éloignées. Il réussit à apprendre de la bouche même des chefs de bureau de recrutement l'âge des conscrits, leur provenance régionale, la date de leur incorporation, la durée de leur instruction, la date probable de leur acheminement vers le front.

Il surprit même la fabrication de sous-marins en pièces détachées dans les usines de Duralumin établies à Düren.

Lorsque ce dernier rapport parvint au P.C. des Services français en Hollande, à Maastricht, le chef de ceux-ci était définitivement éclairé sur la valeur de son jeune agent : 37 bis s'était pris de passion pour son métier. Il était saisi par le démon du renseignement. Du matin au soir, il était en chasse, observant, écoutant, épiant. Et la nuit, ses rêves lui représentaient de nouveaux exploits à tenter.

Pourtant les périls étaient quotidiens. Le plus inattendu n'était pas le moins grave : c'était le doute qui venait parfois assaillir " NORBERT " sur la légitimité de son action. Pénétrer la pensée stratégique ou tactique de l'ennemi, c'est bien. Mais au-delà de cette pensée, découvrir sa foi en lui-même, sa bonne foi, sa foi tout court, apercevoir que l'adversaire croit en sa cause, à lui, comme vous croyez en la vôtre ; qu'il met en Dieu sa confiance avec le même abandon que vous, c'est une épreuve bien dure, quand on n'est encore qu'un religieux de vingt ans.

La devise allemande de ce temps-là était la fameuse malédiction : Gott strafe England ! Dieu punisse l'Angleterre ! Quand il l'entendait proférer par des mécréants, par de pauvres Lyres sans esprit, comme un juron sans importance, le pieux franciscain n'en était pas choqué, même il le répétait à l'occasion, pour se faire mieux voir, tout en le neutralisant par une oraison mentale de sens diamétralement contraire.

Mais il lui arrivait parfois de l'entendre prononcer avec ferveur; comme une pure prière, par des catholiques allemands au coeur droit, à l'âme aussi naïve que la sienne. Il en était profondément troublé, ignorant encore, adolescent mal débarbouillé des disgrâces de l'enfance, que Dieu ne répond pas à la prière comme un commissionnaire à son client.

Il fit un jour, quant à ceci, une expérience fort pénible. Il avait rencontré en Belgique un officier allemand qui lui avait donné d'emblée sa sympathie et qui l'avait chargé de porter de ses nouvelles à sa femme et à ses enfants, installés dans le château familial, aux environs de Cologne.

L'Agent 37 bis vint sonner à la grille quelques jours plus tard. Il fut reçu avec beaucoup d'égards par la maîtresse de maison. C'était le soir, et la gare était loin. Il fut retenu à dîner et invité à passer la nuit au château. Il accepta. Mais accablé par tant de bonne grâce, intimidé, confus, il se retira très tôt dans sa chambre.

Il y était depuis un moment, agité de pensées contradictoires lorsqu'un bruit monotone, une sorte de bourdonnement, lui vint du salon, situé juste au-dessous de lui. Intrigué, il éteignit la lumière, ouvrit sans bruit sa fenêtre, tendit l'oreille : réunis autour de la châtelaine, ses enfants et ses domestiques récitaient le chapelet pour demander au ciel la victoire de l'Allemagne. L'Agent 37 bis ferma sa fenêtre. Étreint par une angoisse sans nom, il s'abattit au pied de son lit, adressa un regard suppliant au crucifix fixé au chevet : " Seigneur ! De leur prière ou de la mienne, laquelle exaucerez-vous ? "

En de pareilles rencontres, il n'y a qu'une chose possible : persévérer, aller de l'avant quand même, marcher obstinément dans la nuit. C'est la nuit obscure du mystique qui attend son Seigneur, et le Seigneur finit par venir. Ainsi la justification ne tarda pas à venir pour " NORBERT ". Elle fut d'ailleurs éclatante. La voici :

Le 27 janvier 1915, jour anniversaire de la naissance de Guillaume II, 37 bis flâne sans but précis dans les rues d'Aix-la-Chapelle. A tout hasard, il se rend à la gare centrale, comptant y glaner, sinon un renseignement décisif, du moins une indication de quelque valeur sur les mouvements de troupe. Mais en ce jour de fête impériale, c'est le calme complet sur les voies.

Il y a seulement le long d'un quai un train en partance pour Liège. " NORBERT " y monte et s'installe dans un compartiment de première classe où l'a précédé un voyageur d'une quarantaine d'années, vêtu d'un complet et d'un manteau civils. Son aspect ne manque pas de distinction. Une fois dans le train en marche, l'amène clergeon engage la conversation.

Le thème n'en est pas difficile, c'est la fête du jour. Malgré la Marne et la stabilisation du front, les Allemands ont encore l'esprit euphorique, et c'est un esprit qui fait parler. Le voyageur interpellé par " NORBERT " sacrifie à cette loi. Il parle. Il se présente. Il se révèle. Il se définit. Ce n'est pas le premier venu. Il est chimiste chez Bayer, â Udingen.

- Mes compliments, Herr Doktor !

- L'autre se rengorge. Docteur ou non, il a conscience de son importance. " NORBERT " pousse son avantage.

- Dans une guerre comme celle-ci, dit-il, le rôle des chimistes est aussi important que celui des soldats.

- Parbleu ! Et notre empereur l'a bien compris. Il fait tout pour nous honorer.

- Vive l'Empereur ! dit " NORBERT ".

- Vive l'Empereur ! répète le chimiste. Voulez-vous boire à sa santé ?

- Volontiers, dit " NORBERT ". Je vais désobéir à la règle de mon ordre. Mais Dieu me pardonnera. Dieu est avec nous, Gott mit uns !

- Gott mit uns !

De sa valise, le Herr Doktor a tiré deux gobelets et une bouteille de sekt, sorte de champagne allemand. Les deux hommes trinquent. Le sekt est capiteux. Herr Doktor devient bavard.

- C'est nous qui gagnerons la guerre !

- Je pense bien, dit " NORBERT ". Grâce aux ersatz, nous pourrons nous moquer des Anglais et de leur blocus.

- Dieu punisse l'Angleterre, reprend le chimiste. Nos ersatz sont incomparables, en effet. Mais ce n'est pas ce que je disais. Je disais que nous allons, nous les chimistes, livrer la bataille décisive.

- La bataille décisive ? Comment est-ce possible ?

- Écoutez. Ce que je vais vous dire, je ne le dirais à personne d'autre. Mais un Serviteur de Dieu connaît le prix d'un secret. n'est-ce pas ?

- Si je le connais ! Ne craignez rien !

- Retenez bien ceci : dans dix jours, je dis exactement dix jours, nous ferons la percée. La percée, vous m'entendez, dans dix jours. Le lendemain, nous serons à Calais.

" NORBERT " se demandait s'il n'avait pas affaire à un farceur ou à un fou. Le voyant si ahuri, l'autre acheva de l'instruire :

- Si je suis dans ce train, ç'est que je me rends sur le front, dans la région de Dixmude. Je vais y contrôler la mise au point d'une tactique nouvelle. Une attaque appuyée par les gaz.

- Par les gaz ?

- Oui, des gaz asphyxiants.

- Mais, Monsieur le Docteur, cette intervention ne pourra pas faire de ravages. Un gaz, c'est léger. Les vôtres se répandront dans l'air. Ils y deviendront inoffensifs.

Le chimiste a pris un air entendu :

- Comme on voit bien que notre science vous est étrangère. Nos gaz sont des gaz lourds. Ils ne s'élèvent pas. Ils stagnent à bonne hauteur, à l'endroit où nous les répandons. Ils s'attaquent aux muqueuses et aux voies respiratoires.

" NORBERT " est épouvanté. Il déplore en lui-même son ignorance, qui l'empêche d'interroger avec plus d'efficacité son informateur involontaire. Mais peut-être, plus instruit, aurait-il commis quelque imprudence. Il a, d'ailleurs, assez à faire pour maîtriser sa surprise et son émoi et ne se point trahir lui-même. Il fait prendre à l'entretien un cours plus innocent et, en gare de Liège, les deux hommes se séparent.

Les gaz ! les gaz !

L'Agent 37 bis reprend en toute hâte la direction de Maastricht. Il y parvient à cinq heures du matin. Il court au P.C. du SERVICE, réveille son chef et l'informe. La surprise du Commandant n'est pas moins grande que celle de " NORBERT ". Il se met aussitôt en communication avec son Service Central en France.

La réponse est presque immédiate : " Renseignement de la plus haute importance. Félicitez 37 bis. Essayez de nous donner la formule des gaz. " " NORBERT " y satisfera. Il fournira la formule.

 Il sera même assez heureux pour mettre la main sur des échantillons de gaz mortels et il ne lui faudra que trois mois pour réussir ce double et splendide exploit.

Entre temps, l'attaque allemande s'est déclenchée à Dixmude, au jour annoncé miraculeusement par 37 bis : 8 février 1915.

Malgré les précautions prises par le Commandement, 14.000 hommes ont été mis hors combat. Mais la route de Calais est restée fermée à l'envahisseur. On peut imaginer quels massacres inouïs, quel désastre sans doute irréparable furent ainsi épargnés à la France et à ses alliés.

Cet exploit avait classé 37 bis parmi les agents de grande classe. Dès lors les missions qu'on lui confiait devenaient toujours plus importantes.

La vie quotidienne de ce clergeon de 21 ans mêlait la cocasserie au drame dans un étrange roman. Un jour de l'été suivant, comme il se trouvait dans un train qui, de Liège, montait vers les Ardennes belges, le convoi s'arrêta dans une petite gare campagnarde où régnait une agitation inusitée.

Les quais étaient encombrés de soldats allemands et de leurs équipements. Un officier vociférait. Le train à peine immobilisé cet homme irrité y monte, visite tous les compartiments pour en chasser les civils. Il n'épargne pas l'agent 37 bis, malgré sa soutane et les hauts titres qu'il invoque : il est préposé à la distribution, sur le front, des dons de charité des villes d'Aix-la-chapelle et de Cologne. L'officier ne veut rien entendre. Le train est réquisitionné par une troupe qui fait mouvement. Pas d'exception pour le frater.

Ce serait mal connaître 37 bis que de l'imaginer renonçant à poursuivre sa route pour une raison aussi futile. Son voyage a pour objet de dresser une carte des ouvrages et des unités qui garnissent la ligne Hindenburg depuis Bastogne dans les Ardennes belges, jusqu'à Carignan, aux portes de Sedan.

C’est une affaire urgente. Avant même que la troupe ait embarqué, il est remonté dans le train et s'est enfermé dans les toilettes. Le convoi s'est à peine ébranlé que la porte est secouée par un voyageur pressé. A celui-ci, il s'en joint bientôt d'autres. Dans le couloir c'est un concert d'imprécations, accompagnées de coups de plus en plus violents. Soudain, une baïonnette crève le panneau. Norbert va être pris. Une nouvelle halte le sauve.

Le train s'est arrêté dans la petite ville de Trois-Ponts. Le fougueux franciscain sort comme un furieux de sa cachette. Il connaît lui aussi la valeur des hurlements et l'efficacité de la colère, véritable ou simulée. Il bondit sur le quai, se heurte à l'officier qui l'avait chassé un peu plus tôt, crie plus fort que lui, l'entraîne en hurlant chez le commandant de la gare, ne laisse pas le temps à celui-ci de bien voir ce qu'il arrive :

- Je suis chargé de mission. Je distribue des dons etc...

Il ponctue son discours de coups de poing sur la table et pousse ses papiers, faux mais bien faits, sous le nez du commandant. A son tour, le commandant se met en colère, mais contre l'officier du train. Il l'accuse de négligence et de zèle intempestif. Excuses reçues, l'agent 37 bis reprend sa place dans le train.

Sur la " Ligne Hindenburg "

A la petite gare de Gouvy, le train s'immobilise pour la nuit sur une voie de garage. Une nouvelle flambée de colère s'allume chez le saint homme. Il court chez le commandant de la gare, lui montre qu'il ne peut, lui, interrompre à tout instant son voyage, il a une mission, il veut l'accomplir. Hélas, il n'y a plus de train pour Bastogne. Le commandant en paraît plus ennuyé que son visiteur.

Moitié par déférence, moitié par compassion, il l'invite à dîner. Les deux hommes se partagent un poulet. " Norbert " déguste sa part avec une jubilation sans pareille. Et comme il est de ceux que le succès inspire au lieu de le détériorer, il montre tant de bonne grâce à son hôte, tant de réserve et tant d'autorité, qu'au dessert le commandant lui dit, après s'être absenté quelques instants :

- J'ai là une locomotive sous pression. Si vous voulez elle vous conduira à Bastogne. Il vous suffira de monter à côté du machiniste. Vous serez à destination ce soir même.

En ce soir d'été, sur la voie où s'avançait en dansant la lourde machine, dans l'odeur des sapins et celle des moissons mûres, la vie était belle pour l'agent 37 bis. Elle fut belle jusqu'à Carignan. C'était, en ce temps-là, la pointe la plus avancée du front. Quand il y parvint, il avait non seulement relevé la densité d'occupation, le tracé de la ligne Hindenburg, mais il connaissait les dimensions des blockhaus, la composition du béton qui était coulé, l'armement et de multiples autres détails.

Au retour, l'agent 37 bis devait connaître une des angoisses les plus oppressantes de sa carrière. L'aventure avait commencé comme une ballade des bords du Rhin, accommodée au goût de 1915. Dans les Ardennes luxembourgeoises, un train gravissait lentement les premiers contreforts du massif de l'Eifel. Ce train était long et lourd. Il était composé de wagons plats. Sur chacun d'eux était installé un canon, avec ses servants. Sur l'un d'eux, au pied du canon, il y avait un franciscain en robe de bure, entre un artilleur qui jouait de l'accordéon et un autre artilleur qui jouait de la mandoline. Le franciscain, était évidemment " Norbert ". Il faisait bon. Il faisait doux. Le Walhalla s'était marié avec l'Ombrie. La vie ne cessait pas d'être belle. Entre deux couplets, on parlait.

- Mes pauvres amis ! Et vous venez d'où ?

- Six jours !

- Il y a longtemps que vous roulez ainsi ?

- Nous venons de Lodz.

- De Lodz ? Mais c'est très foin !

- Parbleu ! Sur le front russe.

- Et où allez-vous ?

- Nous n'en savons rien. Et puis qu'importe ! Un jour ici, un jour là, c'est la guerre !

Le train s'arrête à l'entrée d'une petite gare. Descendu d'un wagon de l'arrière, un officier marche sur le ballast. Il s'arrête à la hauteur des ménestrels et s'adressant au franciscain :

- Par ordre du général commandant la division, vous êtes prié de descendre du convoi.

 " NORBERT " saute sur le ballast et se dirige vers les bâtiments de la gare. Est-il découvert? Fuir? Impossible. Ce serait un aveu. Du moins il ralentit le pas pour se donner le loisir de rassembler ses esprits.

Une sonnerie de trompette retentit. Grand branle-bas dans tout le convoi : c'est l'heure de la soupe. Des derniers wagons descendent plusieurs officiers. Le général est parmi eux. Leur groupe rejoint " NORBERT " au moment même où il va entrer dans la gare. L'officier qui l'a interpellé le hèle encore :

- J'ai à vous parler.

Le hardi compagnon a repris toute son assurance. Il devance les questions :

- Monsieur l'Officier, j'ai exécuté votre ordre, parce que je suis militaire, malgré l'apparence que j'ai. Mais précisément parce que je suis militaire, je demande à parler au général. Je suis chargé de répartir sur le front les dons...

Le général et sa suite ont pénétré dans les locaux de la gare. L'officier court les y rejoindre, revient demander à Norbert ses papiers, retourne les montrer à son chef et les apporte enfin avec cette réponse surprenante :

- Le Général vous autorise à monter dans l'avant-dernière voiture.

" NORBERT " s'y dirige sans se le faire dire deux fois. Sur les plates-formes, au pied des canons, les artilleurs cassent paisiblement la croûte. Quelques sentinelles réparties tout au long, veillent sur le train. L'avant-dernier wagon est une voiture de deuxième classe. réservée aux officiers. Il n'y trouve personne, tout l'état-major déjeunant avec le général dans la gare. " NORBERT " sent le démon du renseignement lui dévorer l'âme.

Dans le wagon PC du Général

Non content de visiter de fond en comble la voiture, il pénètre dans la suivante, qui communique avec l'autre par un soufflet. C'est le wagon-salon du général. Aux parois sont accrochés des cartes où sont marqués en rouge les tracés du front russe et du front français, en bleu l'emplacement des grandes unités allemandes. Au milieu, sur une large table de travail, des papiers sont maintenus par un fragment de shrapnell. L'agent 37 bis y porte une main prompte. Parmi des pièces sans valeur, se trouve l'ordre authentique prescrivant à la 86ème division d'artillerie de se transporter de Lodz à Ypres.

S'il est naturellement magnanime, un agent du S.R. n'a pas le droit de laisser un document de cette importance à la disposition d'un général de division. L'ordre de marche a bientôt rejoint, entre les doubles semelles d'une sandale franciscaine, le croquis hâtif de la carte murale. Norbert quitte le wagon-salon et s'installe dans celui qui lui a été désigné.

Celui-ci est maintenant rejoint par les officiers. Il faut faire connaissance avec eux, se présenter, se prévaloir de la prétendue mission de guerre. Quelle comédie encore ! Mais celle-ci coûte moins à " NORBERT " que l'inquiétude qui l'étreint : si le général s'aperçoit qu'on l'a volé, s'il ordonne une enquête.

Pour vaincre sa terreur, il n'a qu'une ressource, parler, entraîner ses compagnons dans une conversation précipitée, les étourdir. Voici enfin Aix-la-Chapelle. " NORBERT " peut prendre congé. Les adieux sont chaleureux. Une fois sur le quai, l'intrépide agent doit se maîtriser pour ne point courir à toutes jambes vers la sortie. Bien lui en prend, quelqu'un le hèle :

- Mon Révérend !

C'est le Général ! Dieu d'Israël ! Lui serait-il venu un soupçon ? " NORBERT " s'approche, plus mort que vif, de la fenêtre où s'encadre la silhouette redoutable. Il ne reçoit qu'une admonestation mi-hautaine, mi-goguenarde :

- Mon Révérend, quand l'envie vous prendra encore de monter dans un train militaire, vous voudrez bien prendre soin de demander d'abord l'autorisation de l'officier qui commande !

Deux heures plus tard, l'agent 37 bis avait franchi la frontière et se retrouvait au P.C. de Maestricht. La 36ème division d'artillerie allemande n'avait pas encore dépassé Liège que déjà le G.Q.G. français était averti de son mouvement.

Peu après Joffre faisait adresser au P.C. de Maestricht un message chiffré où il félicitait longuement le réseau de Hollande :" DITES A VOS AGENTS QUE LEUR CONCOURS VAUT LA FORCE D'UNE ARMEE. "

CONDAMNÉ A MORT MAIS INSAISISSABLE 

La capture du " 37 bis " aurait rapporté 10.000 mark

Un soir, dans sa paroisse, beaucoup plus tard, l'abbé " NORBERT " parlait. C'était une chose bien singulière. Dans ces moments-là, son oeil se faisait tout à la fois sombre et lumineux. Il y régnait l'éclat d'une flamme noire. On eût dit que le curé était en communication avec des puissances inconnues du vulgaire. Toutes les ressources de son être étaient mobilisées. Ses souvenirs revivaient avec tant de force qu'ils ne se distinguaient plus du présent.

" Puisque vous y tenez, je vais vous conter comment on meurt à crédit ", et " NORBERT " parla :

J'étais une fois encore en Belgique, à Bastogne. Je venais d'y faire une enquête complémentaire sur la ligne Hindenburg. Je me disposais à regagner le Limbourg hollandais. A la gare même je trouve affichée une proclamation de von Bissing, gouverneur allemand de la Belgique, annulant tous les laissez-passer et enjoignant à leurs détenteurs de se présenter à la Kommandantur la plus proche.

Pour moi, c'était celle de Liège. Il ne pouvait être question de m'y présenter. J'y étais suspect. Je pris le parti d'aller à la Kommandantur de Bruxelles. Auparavant j'avais détruit tous les faux papiers que je portais : titres me désignant comme préposé à la distribution des dons charitables, certificats élogieux célébrant mon dévouement à la Croix-Rouge, etc...

J'avais un passeport hollandais, tout à fait authentique. Je l'avais fait établir quelques semaines plus tôt, le 1er  mai, à la veille de mon nouveau voyage.

Me voici à la Kommandantur de Bruxelles, place Royale. On m'y reçut avec une correction administrative sans défaut. Mais quand le Feldwebel déclara qu'il gardait mon passeport pour examen et qu'il me serait rendu le lendemain seulement, à cinq heures du soir, je commençai à trouver que tout cela n'était pas rassurant. J'allai passer la nuit dans le couvent où était cloîtrée ma soeur. Cette nuit-là fut évidemment une nuit blanche. Je la passais à me rappeler une à une toutes mes missions, mes contacts avec les autorités allemandes, les imprudences que j'avais pu commettre, les soupçons que pouvait faire naître l'exploitation de mes renseignements, etc...

Le lendemain, à l'heure fixée, je me présentai à la Kommandantur. On me rendit mon passeport. Mais on me remit en même temps une feuille de route où il m'était enjoint de quitter sur l'heure le territoire belge.

Je devais rentrer en Hollande par un itinéraire que l'on m'imposait : Anvers, Esschen, Rosendaal.

J'étais de plus en plus perplexe. Je ne voyais pas du tout comment cela pourrait finir. Je n'avais toutefois qu'un parti à prendre : faire ce qui m'était prescrit. Je pris immédiatement le train pour Anvers. J'y arrivai vers 7 heures du soir. Il n'y avait plus de départ, ce jour-là, pour la Hollande.

Il fallait attendre jusqu'au lendemain matin 5 heures. La seule perspective d'une nouvelle nuit blanche m'exaspérait. Dieu voulut heureusement qu'elle fut réparatrice. Je reçus l'hospitalité dans un couvent, et j'y dormis comme une souche. A 4 heures et demie, j'étais dans la rue : je ne voulais pour rien au monde manquer le train. Je n'avais pas fait cinquante pas que je fus rejoint par un quidam sorti je ne sais d'où. Il m'accosta cordialement :

- Alors, mon Révérend, déjà en route ? Il est décidément bien vrai qu'on se lève tôt dans les couvents.

Il m'a parlé en allemand. Je lui réponds de même en m'efforçant de mettre dans mes intonations tout le naturel et toute l'indifférence que je peux.

- Je vais à la gare.

- Comme c'est drôle, moi aussi !

-- Je rentre en Hollande.

- Moi aussi !

- Par Rosendaal.

- Moi aussi !

La coïncidence était étrange. Je commençais à m'alarmer. Je n'eus bientôt plus de doute. Mon compagnon reprenait :

- Votre couvent est par là ?

- Mon couvent est à Kerkrade.

- A Kerkrade ? Mais je connais l'endroit. Il y existe deux couvents, un français et un allemand. Auquel des deux appartenez-vous ?

Cette fois, la chose est évidente, la question qui m'est posée est un piège. Je réponds hardiment :

- J'appartiens au couvent allemand.

Ai-je eu tort ou raison de mentir ? On verra bien. A la gare, plusieurs guichets sont ouverts. Je me dirige vers l'un d'eux, mon compagnon vers un autre. Au moment où, mon billet acheté je le cherche des yeux, plus personne. Avoir l'ennemi à son côté, affronter son regard, entendre sa voix, c'est pénible, c'est angoissant.

Mais cela n'a rien de comparable à ce que l'on éprouve quand on se sent traqué, épié par le même ennemi devenu invisible. Je monte dans le train en faisant sur moi-même un violent effort pour ne rien trahir de mon émoi. Sur la banquette d'en face, il y a un autre jeune homme. N'est-ce pas un policier ? Ne faut-il pas voir des policiers encore dans les autres voyageurs qui, à chaque gare, viennent s'asseoir à côté de moi?

On peut me croire lorsque je dis qu'à Esschen je me sentis soulagé en voyant se diriger vers mon wagon deux " landsturm " baïonnette au canon. Ils s'immobilisèrent devant moi tandis qu'un civil qui les accompagnait m'interpellait et me disait : " Au nom de l'Empereur, je vous arrête ! "

Dans l'attente du peloton d'exécution

Je fus conduit et enfermé dans une sorte de cachot au premier étage de la gare d'Esschen. Je n'étais éclairé que par une lucarne. Devant la porte, les deux " landsturm " montaient la garde. On me laissa plusieurs heures dans cet endroit. Je commençai par me préparer à mourir.

J'étais un agent secret, nous étions en temps de guerre, mon sort serait accompli en quelques heures. Cette pensée me laissait froid. Je n'avais pas peur. Sans doute avais-je fait, depuis des mois, un métier difficile, qui concordait peu avec la règle franciscaine. Mais Dieu connaissait le fond  de mon coeur. Il savait que je n'avais agi que pour une patrie dont le salut me paraissait lié au salut de la civilisation chrétienne. Au bout d'une heure de méditation j'étais prêt. Les fusilleurs pouvaient venir.

Ils ne sont pas venus tout de suite. Ils ont peut-être eu tort. Ils m'ont laissé assez de temps pour poursuivre ma méditation et ma prière. Fort de ma bonne conscience, sûr de n'avoir été inspiré que par l'amour désintéressé de la France, j'ai demandé à Dieu, si telle était sa volonté, de me laisser continuer le combat. Quand la porte de ma cellule s'est rouverte, j'étais toujours prêt à mourir, j'étais aussi résolu à me défendre.

On m'introduisit devant deux hommes graves, en vêtements civils. Ils me dépouillèrent de ma tunique, de mon linge, de tout ce que je portais. Ils en firent une fouille minutieuse, allant jusqu'à défaire au canif les coutures qui leur semblaient suspectes. Finalement je me trouvai devant eux nu comme Adam, à ce détail près, qu'ils me laissèrent mes sandales. S'il les avaient examinées, j'étais perdu. Certes, je m'étais débarrassé à temps des notes que j'avais serrées dans leurs doubles semelles. Mais l'agencement de celles-ci ne pouvait laisser aucun doute sur la nature de mon activité et la raison de mon voyage.

Du moment qu'ils eurent terminé leur fouille sans avoir touché à la seule partie accusatrice de mon équipement, je repris toute mon assurance. Je retrouvai même cet aplomb coléreux qui fut toujours ma meilleure arme.

- Que faisiez-vous à Aix-la-Chapelle le 27 janvier dernier ?

Je pris mon air le plus ahuri :

- A Aix-la-Chapelle ? Moi ? Mais c'est impossible, Messieurs, je n'avais pas de passeport.            .

Un des deux hommes hausse les épaules :

- Est-il nécessaire d'avoir un passeport pour franchir clandestinement une frontière ?

- La frontière allemande est-elle si mal défendue que le premier venu puisse la franchir clandestinement ?

Mes interlocuteurs sont un instant déconcertés. Mais ils ont été bien renseignés. Ils me citent encore d'autres dates où j'étais effectivement soit en Belgique, soit en Allemagne.

Je ne me laisse pas démonter. Je nie éperdument, je nie pendant des heures : jamais, au grand jamais, depuis le 4 août 1914, je n'ai mis les pieds, ni en Allemagne, ni en Belgique.

Finalement, de guerre lasse, je m'emporte :

- Mais enfin, mon passeport est là, devant vous, si vous aviez pris la peine de l'étudier un peu, il y a longtemps que je ne serais plus ici, et vous non plus.

Les deux sbires se penchent sur le document. Il a été délivré par les autorités hollandaises le 1er mai 1915. Le Consul allemand à Maëstricht a accordé son visa le 20. Et surtout, il y figure une mention très particulière : " Premier passeport, qui, en cas de perte ou de vol, ne peut être renouvelé. "

Je suis, sur le visage des deux hommes l'effet progressif de leur lecture. J'y vois poindre et se développer le doute. Ne se sont-ils point trompés de personne ?

Je finis même par entendre le premier murmurer à l'autre très bas, tout bas : « Irrtum ! ». Je déclare alors dédaigneusement :

- Je comprends maintenant l'origine des deux courants qui se font dans la presse hollandaise. Certains journaux vantent la correction parfaite des autorités allemandes en Belgique. D'autres déplorent les mauvais traitements et les suspicions dont sont victimes les Hollandais qui se hasardent en territoire occupé.

Mon argument vaut ce qu'il vaut. Mais il porte.

- Et vous, Monsieur, dit l'un des hommes, quelle est votre opinion ?

- Cela va dépendre de vous, Messieurs.

Encore une délibération. On va consulter le chef, enfin leurs visages s'éclairent :

- Allons : vous êtes libre...

Libre ! ... mais " brû1é "

Je riais sous cape, quand je franchis la frontière. Mais quand je fus rendu à Rosendaal, une tristesse accablante tomba sur moi : n'étais-je pas définitivement brûlé ? Ayant acheté un journal, j'y lus une manchette qui me figea sur place : Arrestation en Belgique de dix-sept agents français. Je me hâtai de regagner Maëstricht. Au P.C. régnait la consternation. De tous nos agents, j'étais le seul à être rentré avec mon passeport. L'arrestation de mes dix-sept camarades démantelait le service. Onze furent fusillés.

En 1920 les Belges élevèrent un monument à leur mémoire à Herstal. C'est le général de Castelnau qui en a présidé l'inauguration.

Accablé je sollicitai de mes chefs quelque directive :

- Allez faire retraite à Kerkrade pour un temps. Nous aurons encore besoin de vous, plus tard. Soyez prudent, ne bougez pas. Attendez des instructions.

Je regagnai lentement mon couvent.
A son approche mon esprit se ressaisit.

Je ne pouvais m'embusquer ainsi derrière ces murs tandis que mes camarades allaient mourir.

J'exposai au Père Supérieur mes aventures et mon état d'âme. Je lui dis ma résolution de continuer à me battre et de repartir. Après tout, n'était-ce pas la seule façon de démontrer aux Allemands que les soupçons (si soupçons il y avait encore) qui pesaient sur moi, étaient sans fondement ?

Le Supérieur ne m'approuva pas, c'est vrai. J'obtins néanmoins de lui un certificat attestant que je devais suivre des cours de philosophie chez des religieux allemands à Aix-la-chapelle.

- Et pourquoi ne le demandez-vous pas au P.C. de Maëstricht ce certificat ?

- Parce qu'il me l'aurait refusé.

Mes chefs ne voulaient plus m'exposer. Ainsi je reparlais pour l'Allemagne contre leur gré. Je désobéissais. J'étais jeune et téméraire. J'avais bien tort.

Le Limbourg où sont situés Kerkrade et Maëstricht est une enclave hollandaise étroite, serrée entre la Belgique et l'Allemagne. Les limites en ont été tracées par des traités qui ressortissent davantage à la nécessité politique qu'à la notion des frontières.

En temps de paix les allées et venues entre les trois pays sont incessantes, car la densité de la population est très élevée dans toute la région.

En 1914 dès l'invasion de la Belgique et la stabilisation du front, les Allemands avaient tendu le long des frontières un réseau de fils barbelés où ils faisaient passer périodiquement un courant électrique. Ils n'avaient pu naturellement anéantir l'incroyable enchevêtrement de champs, de jardins, de haies, de sentiers et d'habitations, à travers quoi s'insèrent les frontières. Ils n'avaient pu davan­tage supprimer le trafic entre les zones. A chaque rencontre d'une ligne frontière avec une voie importante de communication, ils avaient aménagé des barrières mobiles pour les voitures et des portillons pour les piétons.

Pour le trafic frontalier, le passeport proprement dit n'était pas exigé. Il suffisait d'un laissez-passer. Le contrôle était toutefois sévère. Il fallait d'abord passer devant un " landsturm " armé qui gardait la barrière on le portillon. On allait ensuite se présenter au chef de poste qui apposait un cachet vert sur le laissez-passer après avoir consulté un fichier. Au retour il fallait faire la manoeuvre inverse : le " landsturm " ne vous laissait franchir la barrière ou le portillon que si le chef de poste avait apposé sur le papier un autre cachet, rouge celui-ci.

Pour aller de Maëstricht à Aix, j'empruntais toujours la même voie. J'avais fini par regarder comme des familiers les vieux " landsturm " et leur chef, un lieutenant à qui j'offrais, à chaque passage, un cigare toujours bienvenu. Mais ce jour-là quand je me présentai au portillon, je fus frappé de la mine rébarbative du fonctionnaire.

Je pénètre dans le poste. J'offre au lieutenant le cigare habituel, il le refuse. Ses paroles sont sèches, son visage froid : Si vous tenez à aller à Aix, dit-il, vous aurez le cachet vert. Mais je vous préviens que, pour le retour, si vous tenez à avoir le cachet rouge, il vous faudra vous présenter avant quatre heures, aujourd'hui même.

- Quatre heures, dis-je, c'est impossible, mon dernier cours finit à cinq heures.

- Je regrette, reprend le lieutenant. C'est la règle. Je n'y peux rien changer.

Je comprends trop tard que je me suis engagé dans une souricière. Comment en sortir avant qu'elle se referme sur moi. Si je fais marche arrière et si je renonce au cachet vert, l'officier peut me faire appréhender, car je confirme ainsi ses soupçons. Mieux vaut courir un risque plus lointain :

- C'est bien, dis-je. Je m'arrangerai pour être là avant quatre heures.

Je sors du bureau et je vais me poster à quelques mètres de là, à l'arrêt du tramway qui doit m'emmener à Aix-la-Chapelle.

Ma résolution est prise. Je me sens surveillé et ne veux pas poursuivre mon voyage, je veux rentrer tout de suite. De l'arrêt du tramway, on découvre un très large horizon. Quand le convoi est en vue, il a encore trois kilomètres à parcourir. C'est l'instant que j'attends. Dès que le tramway se signale, je me précipite vers le portillon. Je m’adresse au " landstrum " :

- S'il vous plaît, j'ai oublié un cahier chez des amis, dans cette maison que vous voyez là. Permettez-moi de courir le chercher. Le tramway est déjà en vue. Le vieux se méfie :

- Vous avez le cachet rouge ?

- Certainement.

- Montrez-le moi.

" Frappez... et l'on vous ouvrira "

Je fais mine de chercher mon portefeuille. Devant mon assurance, il reprend confiance, glisse la clef dans la serrure du portillon. Voilà ce qu'il me fallait. D'un formidable coup de poing entre les yeux, j'étends le vieux au pied du portillon. Un tour de .clef et je suis rendu à la liberté. Quelques mètres me séparent du poste de la douane hollandaise. Je les franchis d'un bond, tandis que claquent des coups de feu, tirés d'autres " landsturm ". Mon entrée en trombe dans le poste hollandais y jette la terreur.

- Sortez, hurlent les pleutres. Vous allez nous attirer des histoires !

Une rage indicible me saisit. Je m'empare d'une chaise et de toutes mes forces je l'abats sur la table.

Au bruit, de la pièce voisine, le chef de poste est accouru. Il était plus intelligent que ses hommes. Il a tout de suite compris. Il m'a fait sortir par la porte de derrière. De haie en jardin et de jardin en haie, j'ai pu opérer ma retraite savante et m'éloigner pour longtemps de la frontière allemande.

Ma tête fut alors mise à prix : 10.000 marks. C'était une somme !

Sur tous les murs d'Aix-la-Chapelle, une affiche diffusa cette nouvelle ; elle fut suivie,

ultérieurement, d'un second placard annonçant ma condamnation à mort. Je ne l'avais pas volé !

Ce que " NORBERT " n'avait pas non plus volé, ce sont les éloges que, le lendemain même de sa fuite, il recevait de la bouche d'un des chefs du S.R. : le Colonel DESPREZ.

- Mon Révérend, lui dit celui-ci, si je disposais d'une Croix de la Légion d'Honneur, je l'épinglerais aussitôt sur votre tunique. En attendant je vous inscris dans les prochaines propositions.

Ceci se passait à l'ambassade de La Haye. Le Commandant du P.C. de Maastricht y avait envoyé " NORBERT " quelques heures à peine après " l'incident " de la frontière, porteur du rapport écrit qu'il lui avait demandé de rédiger sur le champ. L'officier voulait à tout prix l'éloignement immé­diat de son agent téméraire et désobéissant.

Entre le service secret d'Allemagne et le service français des Pays-Bas, c'était la lutte au couteau.

Plusieurs agents français déjà avaient mystérieusement disparus. L'embarquement de " NORBERT " fut immédiatement décidé.

Après avoir reçu audience et les félicitations de l'Ambassadeur ALIZE, il monta à bord d'un bateau hollandais, le " Mecklemburg ", en rade de Flessingue, en partance pour Tilbury.

S'il se croyait au bout de ses peines, il se trompait. A mi-chemin des côtes anglaises, le " Mecklemburge " fut arraisonné par un sous-marin allemand et le commandant du bateau hollandais sommé de livrer trois de ses passagers.

- Serais-je parmi eux? se demandait l'agent 37 bis.

Son inquiétude ne dura que quelques instants, mais ce furent des instants d'agonie : Il s'agissait d'un prince russe et de deux autres officiers du Tsar évadés d'un camp allemand !

(1) Siège - après le vieux - et si délabré ! - " 75 " du Service des Renseignements et de Contre-Espionnage.

 

 

 

 
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Article paru dans le Bulletin N° 28

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