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Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale ( France ) - www.aassdn.org -  
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BIBLIOGRAPHIE - EXTRAITS DIVERS (sommaire)
LES RECHERCHES SECRETES RUSSES SUR LA FRANCE ( 1810 - 1812 )
 

Article publié dans la Revue Historique de l’Armée, n° 4 - (1956)

par le Lieutenant-colonel R. KESSLER.

Il n'est peut-être pas inutile, dans les circonstances présentes, d'évoquer l'un des aspects de la « guerre froide » qui opposa Napoléon à Alexandre Ier de Russie dans les deux années qui précédèrent la campagne de 1812. (*)

L'attention des historiens : A. Vandal, A. Sorel, L. Madelin, entre autres, n'a pas manqué d'être attirée par les intelligences que s' étaient ménagées les Russes dans le haut personnel politique français comme aux approches de l'état-major impérial.

A.Vandal, en particulier, dans son ouvrage Napoléon et Alexandre Ier a retracé tout au long, d'après les sources accessibles à l'époque (1), le rôle important joué par le colonel Tchernichev, aide de camp du tsar détaché comme courrier officiel auprès de Napoléon, rôle s'étendant au plan diplomatique comme à celui du renseignement militaire.

De ce dernier point de vue les sources ne révélaient, en fait, que l'aspect français de la question, les accusés du procès de 1812 ayant eu le plus grand intérêt à minimiser leur rôle (tous n'ayant d'ailleurs pas été découverts), les policiers à gonfler le leur, et les Russes à ne souffler mot de rien, ce qui est d'une bonne tradition.

On n'a donc pu, de longtemps, mesurer toute l’étendue des connaissances acquises par Alexandre Ier touchant les projets et les moyens de son adversaire, aussi bien politiques que militaires, grâce à l’action conjuguée des ambassades russes et des officiers camouflés dans leur sein, tous relevant d'un véritable Service de renseignements dirigé, pour le compte immédiat du tsar, par le ministre russe de la Guerre, le général Barclay de Tolly.

Cette action d'ensemble apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans les documents d'archives relatifs à la préparation de la guerre nationale de 1812, publiés par l'état-major impérial russe, à l'occasion du centenaire de la Campagne de Russie, documents que le Service Historique de l'état-major français publia à son tour entre 1902 et 1910 (2).

Cette publication ne paraît avoir été relevée, en dehors de quelques spécialistes de l'histoire militaire, que par le seul M. Fernand Hausser qui avait jadis traité d'une Agence d'espionnage russe à Paris en 1810 et qui, esquissant brièvement le rapprochement avec les sources antérieures, signala dans les Feuilles d'Histoire de janvier­ juin 1910 l'intérêt que présentaient les documents ainsi mis au jour.

On était désormais en mesure - et c'est ce que nous allons tenter - de se faire une idée plus précise de la réussite de Tchernichev, dont le travail spécial, complété et recoupé par celui des autres organes de recherche, allait mettre dans les mains d'Alexandre des atouts maîtres en vue de l'inévitable conflit.

Si l'on ajoute à ce travail personnel, sur le plan militaire, de l'aide de camp d'Alexandre, celui poursuivi parallèlement, sur le plan politique, par son ami Nesselrode (3) et dont nous donnerons plus loin une idée, on conviendra peut-être qu'à la veille de la Campagne de 1812 le tsar de Russie était en mesure de lire assez clairement dans le jeu de son adversaire.

C'est en août 1810 que sont prises, par le général Barclay de Tolly, sous l'impulsion personnelle du tsar Alexandre, les premières dispositions tendant à l'implantation systématique en France et dans les états de l'Est subjugués par elle, dans les pays nordiques comme en Autriche, sur les pourtours de la Confédération germanique et ceux du grand-duché de Varsovie, de véritables postes d'un Service de renseignements dont ce paraît être les premiers pas.

Frédéric II avait donné l'exemple d'une telle réalisation. Il est à présumer que les Russes ont fait leur profit de l'expérience prussienne. On remarque d'ailleurs que ce sont des officiers à patronymes germaniques, des Baltes probablement, qui occuperont les premiers postes dans le nouveau service (ce qui peut d'ailleurs s'expliquer également par leur connaissance de la langue des pays où ils auront à opérer).

Est-ce à dire que les éléments d'une telle organisation n'existaient pas jusque-là : Certes non. Il n'est que de lire les documents pour constater que les diplomates russes de l'époque étaient de longue date orientés, par nature et par goût, comme par devoir professionnel, vers la recherche indiscrète du renseignement militaire.

D'autre part, un colonel Schutz, un lieutenant-colonel Turski, opérant d'une façon autonome aux frontières occidentales, actionnaient des agents dans le grand-duché et communiquaient directement au ministre les renseignements recueillis. (Ils pratiquaient plutôt, en fait, le contre-espionnage.)

Enfin, les généraux commandant les divisions de couverture à l'Ouest fournissaient également les renseignements habituels de contact. Rien là que de très normal. C'est le travail traditionnel aux frontières et par les frontaliers. Aussi bien, les documents en cause se rapportent-ils en grand nombre à ce travail-là, sur lequel il serait fasti­dieux d'insister.

Le 26 août 1810 (4) apparaissent, dans les archives de l'état-major impérial, les préoccupations d'une recherche systématique à longue distance.

Couvert par une lettre précédente au comte Roumiantsev, chancelier et ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Guerre, général Barclay de Tolly, s'adresse en termes identiques au comte Lieven, ambassadeur à Berlin, et au général comte Schouvalov, ambassadeur à Vienne, leur demandant « instamment une coopération constante et efficace à (sic) l'obtention de renseigne­ments d'une utilité absolue pour le département de la Guerre. (5) »

Ils ont auprès d'eux, continue Barclay, des « officiers de mérite », l'un le lieutenant-colonel Renny, l'autre le colonel Tuyll von Seraskirken, qui devront participer activement à la recherche des renseignements touchant «  les puissances avoisinantes » (pluriel euphémique qui désigne, bien entendu, les provinces et les alliés de l'Empire français).

Effectif des troupes, organisation, instruction, armement, occupation des garnisons, dispositions d'esprit, état des forteresses, aptitude et valeur des meilleurs généraux, ressources intérieures des « puissances », potentiel de guerre, topographie, démographie, c'est un vaste plan de recherches qui est offert à la sagacité et à l'indiscrétion. des diplomates.

« Votre résidence actuelle, poursuit Barclay, nous fournit une occasion favorable de nous procurer des ouvrages et des plans secrets. Votre Excellence connaît toute la valeur de ces précieuses choses ; qu'elle n'épargne pas ses peines, qu'elle recherche ces raretés et nous en enrichisse, à n'importe quel prix. Je dois, à la vérité, reconnaître que le département de la guerre est très pauvre sous ce rapport... »

Et, plus loin :

« Pour recueillir le plus de matériaux qu'il sera possible sur l'état des puissances voisines, je crois nécessaire d'envoyer des officiers en différents points, sous le prétexte de missions temporaires ou sous tout autre. »

Berlin et Vienne sont déjà pourvus, nous l'avons noté plus haut.

Dresde et Munich ne le sont pas encore.

Aussi le 3 septembre Barclay rappelle-t-il au comte Roumiantsev :

« La ratification impériale à (la) proposition pour l'envoi (aux) ambassades (russes) auprès des cours étrangères d'officiers destinés à... fournir tous les renseignements nécessaires à l'étude des sujets intéressant le ministère (de la Guerre) ... »

Dans ce but, dit Barclay, le lieutenant d'artillerie Grabbe est désigné, avec l'approbation de l'empereur, pour être affecté à l'ambassade de Munich.

Ici, il faut citer textuellement :

«... Mais comme tous les fonctionnaires de cette ambassade (Munich) appartiennent au corps diplomatique, on croit indispensable, par mesure d'uniformité, que M. Grabbe prenne temporairement rang dans ce corps et en porte le costume spécial... comme il en devra recevoir le traitement. »

En ce qui concerne Paris, Barclav ajoute, dans cette même lettre au ministre des Affaires étrangères :

« Sa Majesté, instruite des aptitudes (c'est nous qui soulignons) de l'aide de camp Tchernichev, a bien voulu donner l'ordre de le laisser à son poste actuel pour exécuter les missions » que Barclay lui confiera.

On reviendra plus tard au colonel Tchernichev, puisque aussi bien il est le principal pion de cet échiquier.

Voici Munich fourni. Reste Dresde. Un mois plus tard, le 11 octobre 1810, Barclay annonce l'envoi à ce poste du major Prendel, des dragons de Kharkov, qui y remplira apparemment les fonctions d'aide de camp de l'ambassadeur, le général Khanikov, fonctions de couverture analogues à celles des colonels de Seraskirken et Renny à Vienne et Berlin.

Le 13 septembre et le 15 octobre, respectivement, le prince Bariatinsky, ambassadeur près la cour de Bavière, et le général Khanikov à Dresde sont prévenus par Barclay de l'arrivée des officiers en question (Grabbe est annoncé comme employé de chancellerie au traitement de 800 roubles par an) (6).

Les deux ambassadeurs reçoivent copie des instructions remises à Prendel et Grabbe et qui seront analysées plus loin.

Ils sont priés chacun de  ne pas refuser à (ces) (officiers) (leur) assistance, de (les) guider de (leurs) sages conseils et de (les) faire profiter de (leurs) connaissances ».

Barclay ajoute dans ses deux lettres :

«…Je serai très heureux que V. Exc. veuille bien m'honorer de toute sa franchise dans ses communications relatives aux renseignements qui intéressent le département de la Guerre. Connaissant de longue date l'esprit éclairé et le mérite distingué de V. Exc., je saurai apprécier à leur juste valeur les rapports qu'elle voudra bien m'adresser… »

Ce ne sont pas là vaines clauses de style. Les Excellences ne dédaigneront pas - et n'ont pas dédaigné jusqu'ici - de faire du renseignement militaire. Aussi bien c'est l'ordre de l'empereur et les ambassadeurs savent que Sa Majesté considérera leurs recherches sur cet objet comme une preuve particulière de leur dévouement.

Les instructions remises à Grabbe et Prendel sont en tous points identiques. Elles paraphrasent longuement les lettres du 26 août au comte Lieven et au général Schouvalov que nous avons citées plus haut.

Le schéma du plan de recherches est le même. Les précisions y sont seulement plus abondantes.

Il s'y ajoute des recommandations particulières touchant la situation spéciale des intéressés.

« ... Vous garderez un secret inviolable sur votre mission; en conséquence, dans toutes vos démarches, vous devrez être discret, circonspect et extrêmement prudent.

« Le principal but de votre mission secrète consistera à profiter de tous les avantages de votre séjour à Dresde (ou Munich) et des bonnes dispositions de M. l'ambassadeur, pour appliquer assidûment vos efforts à réunir des connaissances statistiques et physiques sur la situation du royaume (de Saxe ou de Bavière) et d'une partie du duché de Varsovie, en portant une attention particulière sur la situation militaire... »

« ...Pour rechercher, découvrir et me fournir ces renseignements (secrets) si nécessaires et si précieux, vous emploierez tous les moyens en votre pouvoir, sans vous inquiéter de l'élévation de la dépense que cela pourra occasionner. »

« ...L'importance de votre mission exige que tous vos rapports avec moi soient tenus absolument secrets; et, pour être sûr que tous vos renseignements me parviennent vous devrez solliciter l'entremise et les ordres de M. l'ambassadeur. »

A l'intention particulière de Prendel sont joints des tableaux-types pour la présentation des renseignements militaires et des questionnaires très détaillés touchant la « situation statistique » (géographique, démographique, agricole, financière) des pays sous étude.

Voici donc le dispositif mis en place sur les pourtours orientaux (7) de l'Empire français et les fonctionnaires correspondants du Service de renseignements dûment orientés.

Aucune instruction ne figure aux Archives à l'adresse d'un officier, de nom inconnu, camouflé lui aussi comme aide de camp du général prince Repnine, ambassadeur à Madrid (8). Prudence, sans doute. En tous cas cet officier tient bien son rôle et adresse au ministre de la Guerre, en décembre, un ordre de bataille des armées françaises qui fait bonne figure dans l'ensemble des renseignements recueillis à cette date, particulièrement en ce qui touche les troupes stationnées en Espagne, au Portugal, en Italie et en Illyrie

Le pourtour méridional de l'Empire français est donc, lui aussi, sous bonne observation.

Restait à compléter le dispositif par sa pièce maîtresse : l'observateur parisien. Il est sur place. C'est Tchernichev, bien introduit, qui connaît les aîtres et dans lequel le tsar a une confiance particulière.

Barclay le marque bien dans le préambule de l'instruction qui lui est destinée et qui est en tous points identique à celle qu'a reçue Grabbe et à celle que recevra Prendel (sauf un détail d'importance relevé plus loin) :

« Je me fais un agréable devoir, lui dit-il dans une première rédaction, de vous tracer le but et les règles de votre mission. Votre prudence m'assure, au préalable, que vous observerez la discrétion et la circonspection désirables, dans toutes les opérations relatives aux obligations qui vous incombent. »

L'instruction primitive, datée du 13 septembre, prévoyait que Tchernichev, comme ses camarades, serait placé sous les ordres de l'ambassadeur à Paris, le prince Alexandre Kourakine.

Sur l'ordre de l'empereur, le chancelier comte Roumiantsev fait observer à Barclay qu'il est préférable que Tchernichev ne soit pas formellement attaché à l'ambassade et demeure indépendant, avec ses fonctions habituelles d'agent de liaison entre les deux monarques. La mission de Tchernichev est, en effet, scabreuse et le ministre des Affaires étrangères ne tient pas à ce que son représentant parisien soit compromis.

Copie de l'instruction est cependant envoyée le 23 septembre à Kourakine, mais à titre d'information.

A quelques nuances près et qui tiennent à ce qui vient d'être relevé, la teneur de la lettre de Barclay à l'ambassadeur est analogue à celle des lettres d'envoi précédemment citées. Les mêmes services sont demandés au représentant diplomatique russe à Paris qu'à ses collègues de Vienne, Berlin, Munich, Dresde.

A vrai dire, ni Kourakine, ni Tchernichev n'avaient besoin d'être nouvellement orientés sur ce qu'on attendait d'eux. Ils étaient allés - le premier depuis plusieurs mois - au-devant des désirs formellement exprimés par leurs commettants.

Trois semaines avant l'envoi de l'instruction, le 1er septembre 1810, figure aux archives du Service Historique de l'état-major russe la mention d’un « compte - rendu de l'aide de camp de S. M. Tchernichev, daté de Paris du 7 août, sur l'invention de nouvelles platines de fusil et sur l'emploi d'une nouvelle poudre, sur les essais qui en ont été faits, et sur le projet de les adopter dans l'armée française, accompagné de deux platines de ce modèle et d'un tableau des troupes françaises, auxiliaires et de la Confédération du Rhin. »

Poudres et platines furent envoyées au général inspecteur de l'artillerie pour expérimentation. Aucune indication n'a été conservée sur la manière dont Tchernichev se les était procurées.

Par contre les « Tableaux de l'Armée française au 1er juillet 1810» couvrent une douzaine de pages in-8° des documents d'archives publiés.

Comme le traducteur du Service Historique français a pu s'en rendre compte (9), et comme le reconnaît d'ailleurs Tchernichev lui-même quelques jours plus tard, ces tableaux, assez sommaires dans leur contexture, sont erronés. La situation qu'ils prétendent reproduire n'est ni celle au 1er juillet, ni même celle au 1er janvier 1810. On ne retrouve quelques concordances qu'avec les documents authentiques du 1er octobre 1809, et pour l'infanterie de ligne seulement.

Si, pour les platines de fusil et la nouvelle poudre, Tchernichev a bel et bien palpé du solide et du vrai, son fournisseur l'a trompé en ce qui concerne l'ordre de bataille. Il s'en est rendu compte. Et la situation sera vite redressée.

Le 5 septembre (documents reçus à Pétrograd le 4 octobre)  Tchernichev adresse à son ministre l'ordre de bataille complet des troupes de l'empire français à la date du 10 septembre. Ce sont soixante pages de tableaux dans lesquels ne manquent aucun corps, aucun nom de colonel, voire même pas ceux des chefs de bataillon ou d'escadrons.

La comparaison effectuée avec les documents français de l'époque montre qu'il s'agit là de la reproduction textuelle du livret de L'emplacement des troupes au 1er août 1810 mis à jour à la date du 1er septembre, document très secret, imprimé à un nombre infime d'exemplaires destinés à l’empereur, à Berthier, chef d'E. M, général et aux chefs de division de l'administration de la Guerre.

Cette fois-ci, la réussite est complète (10).

Comment Tchernichev avait-il pu, avant la réception même des instructions qui lui prescrivaient ce travail spécial, en réussir aussi parfaitement l'exécution :

Avant de l'écouter nous en livrer lui-même le secret dans la lettre d'envoi du document, il convient de faire un retour en arrière et de fixer, pour le lecteur, les bases dont disposait en France, d'assez longue date, le renseignement russe ; ce qui ne saurait diminuer en rien les mérites, si l'on peut dire, de Tchernichev qui eut l'audace et l'habileté voulues pour utiliser à plein les « sources » craintivement exploitées jusque-là par les diplomates, ses prédécesseurs.

D'abord quelques mots touchant Tchernichev et le milieu dans lequel il opère.

On l'avait vu pour la première fois à Wagram, très jeune colonel aux chevaliers-gardes, détaché par le tsar à l'état-major de l'empereur, dont il avait su conquérir les bonnes grâces et qui lui avait fait quelques confidences calculées.

Alexandre, satisfait des talents d'observateur de son aide de camp, suggéra qu'il soit désormais son représentant personnel auprès de Napoléon et ne négligea rien pour le bien accréditer :« Il ne lui manque que d'être français », dit-il dans sa lettre à l'empereur. Ce dernier n'était pas tout à fait dupe du rôle que Tchernichev jouerait auprès de lui, mais il comptait bien s'en servir à son tour pour impressionner le tsar par des ouvertures savamment dosées. Il l'accepta donc.

Beau garçon, élégant, parlant à la perfection le français, qu'il tenait de son précepteur (un ecclésiastique émigré), de manières distinguées et très galant homme, Tchernichev, arrivé à Paris au début d'été 1810, va rapidement devenir la coqueluche des salons parisiens. Ses bonnes fortunes sont d'emblée nombreuses, haut placées, et il saura les exploiter sur le plan des confidences, ses rapports diplomatiques en font foi. Il avait de plus, note Vandal, un don exceptionnel pour flairer les consciences faciles et les traîtres en puissance. Il en usa avec adresse et plus même, sans doute, que ses rapports ne le laissent deviner.

Il se fait donc délibérément une réputation de garçon dissipé dont il joue habilement aux yeux de la police parisienne. Les agents de la Préfecture de Police surveillent des nuits entières son coupé arrêté à la porte d'une amie, sans se douter que l'immeuble a une double issue et que l'officier russe est à un rendez-vous qui n'a rien de galant.

Le climat politique est favorable à l'espionnage mondain, sinon à l'espionnage tout court. Dans le haut personnel politique et administratif, les mécontents sont nombreux. Dans les emplois subalternes de l'état, beaucoup de parvenus, avides d'argent. Dans le monde diplomatique, approchant la Cour, les représentants des petites puissances subjuguées, épiant les moindres signes de faiblesse de l'oppresseur, sont prêts à toutes les trahisons sous le masque d'une humble soumission.

Les guerres incessantes, l'incertitude du lendemain, les souvenirs proches des troubles révolutionnaires entretiennent parmi les Français des divisions profondes.

Comme toujours en France, en pareil cas, les partis de l'étranger, « parti russe », « parti anglais », « parti autrichien », perdent le sens national et croient de leur devoir et de leur intérêt d'informer des étrangers, ennemis permanents de l'état.

Les ambassadeurs, le russe et l'autrichien entre autres, n'ont pas de peine à recueillir dans les salons qu'ils fréquentent les éléments essentiels de la situation qu'ils ont à présenter à leur gouver­nement. Et rien ne vient pendant longtemps contrecarrer l'action des informateurs bénévoles (mais politiquement intéressés) qui se pressent autour d'eux dès qu'ils paraissent dans le monde.

Il n'y a pas moins de cinq polices pour se partager à Paris les attributions de ce que nous appellerions aujourd'hui le contre-espionnage. Cinq organismes à vouloir se réserver chacun les tâches de la sécurité intérieure et extérieure de l'état.

L'empereur a ses propres agents et contre-agents (11). La Préfecture de Police, sous Pasquier, le ministère de la Police Générale, sous Fouché, puis Savary, la gendarmerie de Moncey, le contre-espionnage militaire local dirigé par le commandant de la place de Paris, le ministère des Relations extérieures, doté de fonds secrets, tous s'agitent indépendamment les uns des autres, travaillent en ordre dispersé, s'essaient à briller aux dépens du voisin et à s'attribuer exclusivement la confiance et les faveurs de l'empereur.

Celui-ci en joue habilement au profit de sa sécurité personnelle. Mais la sûreté extérieure est bien compromise. Les agents politiques étrangers, les espions se glissent aisément entre les réseaux de ces différents filets. Rien ne semble prévu pour assurer la centralisation de l'ensemble et tenir solidement en mains les différents services.

Des ambitions politiques exacerbées, des rancunes accumulées, une défense dispersée, toutes les conditions sont réunies pour permettre à l'espionnage russe (comme à son allié, l'anglais) de s'installer au coeur de l'état, avec le réseau Tchernichev, chargé plus spécialement des renseignements militaires, d'une part, et le réseau Nesselrode, spécialisé dans le renseignement politique, d'autre part, sans oublier le travail spécial permanent de l'ambassade dont il convient de dire un mot.

Avant que l'ambassadeur, prince Kourakine, fût définitivement accrédité à Paris, la Russie n'avait été que sporadiquement représentée en France depuis la Révolution, et par des chargés d'af­faires, dont les séjours dans la capitale française étaient aussi brefs que les intervalles de paix entre deux campagnes napoléoniennes.

Ces diplomates successifs : le comte Markov, le chevalier d'Oubril, leurs secrétaires, se repassaient en consigne les uns aux autres une série de vieux informateurs dont quelques-uns avaient été recrutés aux premiers temps du Consulat.

L'ambassadeur russe ne disposant pas d'hôtel particulier, les représentants diplomatiques, l'ambassadeur Kourakine lui-même, par la suite, résidaient à l'hôtel Thélusson, rue de Provence. Le portier de l'hôtel, concierge et factotum de la représentation, était un Viennois d'origine, de nationalité suisse, nommé Wüstiger. Il assurait les reprises de contact avec les agents. Inamovible, il maintenait la continuité des relations spéciales de l'ambassade, sans avoir jamais été soupçonné, semble-t-il, par la police parisienne, à moins qu'il n'ait détourné les soupçons de cette dernière... en se mettant soi-disant à son service.

C'est lui, en particulier, qui connaissait la résidence de Michel, un des principaux agents de l'ambassade, et qui l'allait relancer de temps à autre, suivant les besoins de ses employeurs.

Ce Michel, qui joua un rôle important dans l'affaire, avait été recruté par d'Oubril dans les conditions suivantes : environ 1803, le chargé d'affaires russe se promenait un soir sur les boulevards quand il avisa un écrivain public, dans l'encoignure d'une porte, dont l'écriture était remarquable. Le Russe l'observa quelque temps, puis engagea la conversation. Il apprit ainsi que cet homme était en réalité un employé du « Bureau des mouvements » de l'administration de la Guerre qui parfaisait son très modique traitement par cette occupation du soir. Le Russe flaira vite que l'homme était à prendre et n'eut pas de peine à en faire un informateur de l'ambassade.

Il devait le rester pendant près de dix ans sans être démasqué. Par Wüstiger, il demeurait en contact plus ou moins direct avec les chargés d'affaires ou leurs secrétaires et, plus tard, avec l'ambassadeur Kourakine lui-même. Il disposait d'un petit réseau d'employés au département de la Guerre et, par eux, touchait des subalternes d'autres administrations, voire des chefs de bureaux.

La police de Fouché ne pouvait pas ne pas soupçonner que l'ambassade russe se livrait à un travail particulier qui n'avait que de lointains rapports avec la diplomatie.

Dans le recueil des Bulletins (12) adressés quotidiennement par le duc d'Otrante à l'empereur, on trouve de nombreuses traces de la surveillance extérieure exercée sur l'ambassade et ses membres, avec un succès très relatif d'ailleurs.

En septembre 1804, Fouché rend compte des ordres qu'il a donnés pour l'arrestation des agents envoyés par le chevalier d'Oubril sur les côtes de la Manche, autour du camp de Boulogne en particulier.

En juillet 1806, le même d'Oubril, de retour à Paris, s'étant vanté d'être « bien instruit de ce qui se passe aux Relations extérieures », Fouché précise, de sa main, qu'il « a pris les moyens de savoir » par qui M. d'Oubril obtient de tels renseignements. Il ne semble pas y être parvenu, car la surveillance de d'Oubril continue d'être men­tionnée sans qu'aucun fait patent soit relevé.

A noter au passage que Tchernichev témoignera plus tard en faveur de d'Oubril et demandera à ses chefs de l'employer à des « fins spéciales » en Allemagne, où il s'était « distingué » en 1806 et dont il parlait parfaitement la langue.

En 1809, un agent de Savary, introduit sous un prétexte quelconque dans le bureau de l'ambassadeur Kourakine, y trouva ce dernier somnolent et put, de ce fait, jeter un regard indiscret sur le pupitre où il lut à la dérobée une lettre contenant des informations sur les armées françaises.

A partir de juin 1810, la surveillance extérieure de l'ambassade par les agents de Savarv se fera plus pressante. Le conseiller Nesselrode, envoyé à Paris en février pour y entretenir le contact avec Talleyrand et dont la mission subsidiaire était de monter un véritable réseau d'espionnage politique (13), sera en butte aux tracasseries de la police parisienne et devra passer la main. Les agissements du conseiller Kraft aboutiront également à sa quasi-expulsion.

Néanmoins, le travail réel de Nesselrode, ni celui de Tchernichev ne seront jamais percés à jour par les seules surveillances policières exercées en France. Ce sont les « observateurs » français à Pétrograd qui donneront l'éveil.., mais trop tard.

Le 1er septembre 1810, nous l'avons vu, le Bulletin de haute police porte encore : A l'Ambassade russe, travail au ralenti ; rien à signaler !

Cinq jours plus tard partait pour la Russie le courrier contenant l'ordre de bataille complet des armées françaises.

Il serait fastidieux, nous l'avons déjà souligné, de suivre ici par le détail l'activité des différents postes d'observations mis en place par Barclay de Tolly en Autriche, en Saxe, en Suède, etc... Le travail y est beaucoup moins brillant et plus ingrat qu'à Paris ….  s'il est moins dangereux. Cependant, les renseignements recueillis s'avèrent nécessaires pour recouper localement et compléter les synthèses fournies massivement par Tchernichev.

Voici comment ce dernier rendait compte de son activité à Barclay de Tolly, dans la lettre d'envoi du 5 septembre, par laquelle il transmettait, outre la copie exacte du livret l'Emplacement des troupes de l'empire français à la date du 1er septembre 1810, l'aide-mémoire à l'usage des « officiers d'artillerie attachés au service de terre » et un ouvrage historique sur l'armée française (à jour jusqu'en 1806), accompagné d'un très bel atlas militaire, ces deux derniers documents ayant été saisis par ordre du gouvernement français et retirés du commerce.

« D'après le désir que V. Exc. m'a fait l'honneur de me témoigner d'avoir des renseignements exacts sur l'état de l'armée française et connaissant toute l'importance de l'objet dans les circonstances actuelles; étant de plus mécontent de ceux que j'ai adressés avec mon dernier rapport et qui étaient pris sur de vieux matériaux (14) j'ai mis tous mes soins à me procurer des intelligences dans les bureaux du ministre de la Guerre et à force de recherches, de peines et de sacrifices d'argent (là, Tchernichev exagère pour se faire valoir : il n'a fait qu'exploiter à fond des contacts antérieurs à lui), j'ai eu le bonheur de réussir complètement. Ayant appris que chaque mois le ministre faisait imprimer un livre pour faciliter et diriger

le service des vivres et approvisionnements, dans lequel se trouvait compris non seulement le nombre des régiments français et étrangers qui composent la force de l'empire, avec leurs colonels, majors et chefs de bataillon; mais aussi le nombre des bataillons et escadrons avec la désignation des changements qui s'opèrent pour leurs emplacements, d'après le mouvement progressif des troupes et qu'il en remettait tous les dix de chaque mois un exemplaire à chacun des six chefs de divisions de ses bureaux, en retirant en même temps les anciens pour les brûler; j'ai trouvé le moyen de faire apporter chez moi le tout dernier exemplaire, celui du mois de septembre de cette année, hier dimanche seul jour de libre dans la semaine; ne l'ayant gardé que depuis hier 5 heures du soir jusqu'à ce matin 9 heures, je n'ai pu en tirer qu'une copie très en brouillon; heureux encore d'avoir pu faire cette énorme besogne, en si peu de temps et en présence de l'employé qui, crainte de se compromettre, n'a jamais voulu ni me quitter un seul instant, ni m'aider...

« Tout ce que j'ose assurer (à V. Exc.) c'est que j'ai l'honneur de lui envoyer une copie exacte du dernier livre remis par le ministre il y a six jours à un des chefs de ses bureaux, et, en la procurant, je ne crois pas rendre un petit service, vu les grandes difficultés qu'il y a d'avoir accès dans ce ministère où, souvent sur les moindres soupçons, on fait fusiller les employés (hélas ! Tchernichev exagère !); notre ambassade n'a pu se procurer la copie d'un de ces livres qu'une seule fois et cela tout à fait dans les commencements de son séjour à Paris...

« J'espère être encore assez heureux pour faire parvenir avec le prochain courrier l'effectif détaillé de toutes les troupes qui se trouvent dans les tableaux, de même que tous les changements qui peuvent survenir dans le mouvement des troupes... »

Ce « prochain » courrier devait beaucoup tarder , ­ car, entre  temps, Tchernichev s'était rendu en Russie, en passant par la Suède.

De retour à Paris le 3 janvier 1811, il y trouve  l'instruction de Barclay de Tolly en date du 23 septembre 1810. Il écrit sur-le-champ  au ministre qu'il n'épargnera « ni soins, ni fatigue » pour accomplir la tâche pénible et difficile qui lui est confiée.

Or, figure aux archives, entrée le 13 mars, une lettre de l'ambassadeur Kourakine, datée du 9 février, qui transmet au ministre de la Guerre, par l'intermédiaire du chancelier, une série de tableaux donnant les effectifs détaillés des différents corps français, ainsi que les prévisions des mouvements ordonnés aux bureaux de la Guerre jusqu'au 15 février.

Tchernichev, trop occupé, a-t-il passé la main à l'ambassadeur : Ou bien a-t-il voulu laisser à celui-ci quelque pâture, avec la possibilité de se faire ainsi valoir auprès de l'empereur ? C'est plus probable.

Kourakine avait, avant l'arrivée du colonel, le monopole du recueil et de l'envoi des renseignements de cette nature, très prisés du Maître. Et il est vraisemblable qu'il n'a pas vu de bon oeil cette prérogative passer au nouveau venu.

L'explication de cet effacement temporaire apparaît peut-être dans une autre lettre de Kourakine, adressée directement à Barclav de Tolly, datée du même jour et qui, entre les protestations de zèle, fait savoir que Tchernichev s'attend à partir vers le 20 février pour la Russie, porteur d'une lettre de Napoléon à Alexandre. Kourakine le supplée donc temporairement.

Mais, ajoute-t-il et ceci ne manque pas de piquant, si M. Tchernichev revient ici pour continuer ses recherches, j'ai l'honneur de prier V. Exc. de le pourvoir de fonds nécessaires pour réussir à mettre à exécution les volontés de Sa Majesté : sinon, il rencontrera continuellement des difficultés considérables dans l'accomplissement de ses missions, pour lesquelles il faut fréquemment, au début, de l'argent comptant. »

Une lettre de Tchernichev, non datée, parvenue au ministre le 1er mars, en même temps que celle de Kourakine, contient aussi une explication possible de son silence de près de deux mois.

La tension grandissante entre la Russie et la France, les différentes missions dont il a été chargé (15) l'ont mis plus que tout autre dans le cas d'être « épié et surveillé » (nous verrons plus loin les incidents de cette surveillance particulière).

La « personne attachée au ministère de la Guerre » qui procurait moyennant quelques gratifications pécuniaires tous les renseignements qu'il a fait passer antérieurement, cette « personne » a trouvé le moyen, pendant l'absence de Tchernichev, de faire « un très riche mariage ». N'étant plus dans le besoin, elle n'a plus voulu «entendre parler de rien ».

Ouvrons ici une parenthèse : ou la « personne »  en question aura été créée de toute pièce par le recruteur Michel, désireux de valoriser ses services; ou bien, il y a confusion volontaire de la part de Tchernichev. Il apparaîtra plus tard, au procès, que ce dernier avait fait effectivement approcher un officier de l'état-major de Berthier, lui offrant 400.000 francs (or) pour sa trahison. L'officier en question avait de très grosses dettes et il fut sur le point d'accepter. Il se reprit ensuite, ayant trouvé une riche héritière qui lui apporta les 400.000 francs offerts par le tentateur.

Autre incident : un employé de la Guerre, petit parent du ministre, ayant communiqué à un libraire le livret de l'emplacement des corps de troupes de novembre 1810, ce livret fut reproduit tout au long dans un almanach destiné aux familles de militaires : tous les exemplaires furent saisis avant distribution et l'employé emprisonné à vie.

Du coup, des précautions extraordinaires ont été prises : les livrets de décembre et janvier n'ont pas paru. Celui de février n'a été remis qu'aux chefs de bureau qui répondent sur leur tête de sa conservation.

Il faudra donc beaucoup de temps et d'argent pour se procurer à nouveau le document : mais Tchernichev a déjà trouvé un employé susceptible de fournir des tableaux plus détaillés, comprenant en particulier (Tchernichev dit l'avoir exigé) tout ce qui a trait à l'artillerie de corps, aux mouve­ments des troupes, à leur destination, etc...

Après un long commentaire du nouveau décret de conscription et des remarques sur l'attention portée par l'empereur au renforcement de la cavalerie légère, mesure que Tchernichev juge dirigée contre la Russie puisque celle-ci en a donné l'exemple dans les campagnes de 1806 et 1807, il annonce au ministre que le duc de Cadore, ministre des Relations extérieures, lui a fait part du désir de Napoléon de l'envoyer porter un message personnel au tsar. « L'empereur avait en lui la plus grande confiance et ne le faisait partir qu'à condition qu'il revînt ! »

Tchernichev quitte donc Paris le 28 février et ne reviendra que le 9 avril.

Sans doute a-t-il donné de vive voix à Petersbourg certains renseignements de contre-espionnage, touchant la connaissance qu'ont les Français du dispositif russe, car on observe, à partir de cette période, d'incessants mouvements des troupes moscovites, placées en face de la Pologne, en vue de déjouer la surveillance et les recherches fran­çaises. Les déplacements sont d'ailleurs camouflés; au repos, des précautions sont prises pour échapper aux espions adverses.

Dès son retour, Tchernichev est immédiatement accueilli par Napoléon que sa police a tenté de mettre en garde et qui, tout à tour, l'affole et le rassure. Il est néanmoins invité le 16 avril à la chasse à Saint-Germain.

Mais il se sent « serré de près », comme il l'avoue le 28 avril dans une lettre à Barclav de Tollv. Il ne peut qu'envoyer à son Maître un ouvrage de Jomini sur la Grande tactique Militaire, le traité de Carnot sur la Défense des places, l'Histoire de l'administration de la Guerre, dont l'auteur est le secrétaire général du ministère.

Par prudence il laisse l'ambassadeur s'occuper de l'agent qui vient de fournir le livret de l'emplacement des troupes à la date du 1er avril (quatre-vingt pages de tableaux fort détaillés, avec, cette fois-ci, l'indication des divisions, corps d'armée, etc., l'artillerie et la cavalerie au complet). L'ensemble est reçu à Petersbourg le 20 mai, par la voie des Affaires étrangères. Tchernichev assure « qu'il se fait un devoir de faire connaître à l'ambassadeur tout ce qu'il importe d'exiger de la personne qui (nous) sert dans les bureaux de la guerre !» C'est donc bien lui qui mène le jeu. Kourakine accom­pagne l'envoi de ses commentaires personnels et signale en outre qu'une grande activité règne dans ces bureaux où l'on prépare la réunion de trois corps : le corps d'observation de l'Elbe à six divisions, le corps d'observation du Rhin à quatre divisions et le corps d'observation d'Italie à cinq divisions, renseignements d'ailleurs fort exacts et maintenus secrets.

Désormais, jugeant qu'il y a mieux à étudier que ce Livret d'emplacement des troupes, Tchernichev en laissera la transmission à l'ambassadeur, se réservant de chasser une a fourniture » autre­ment plus rare que celle réservée aux chefs de divisions du ministère. Il lui faudra les états d'effectifs détaillés, avec l'indication de tous les commandements, en bref  l'ordre de bataille complet réservé à Berthier et à l'empereur seuls. Il y parviendra.

On fera grâce au lecteur du détail de toutes les démarches de Tchernichev pour parvenir à ses fins et s'efforcer, au fur et à mesure que la crise s'aggrave, de déterminer les intentions de Napoléon et l'heure qu'il aura choisie pour mettre son plan à exécution.

Le 5 juin, envoi des tableaux d'effectifs et de la dislocation de toutes les troupes de la Confédé­ration du Rhin, Danemark compris.

Kourakine y joint, de son côté, l'habituel tableau des mouvements des troupes françaises en mai et juin (prévisions).

Tchernichev marque par un mot qu'il laisse désormais ce soin à l'ambassade.

Décision de Barclay, par une apostille aux documents :

« Lui répondre que j'ai reçu cette lettre et que j'ai présenté à S. M. avec un extrême plaisir les renseignements qui l'accompagnaient. Lui faire connaître que tous ces renseignements sont d'un grand intérêt pour nous et que j'ouvre toujours ses lettres avec impatience. »

Et de prescrire à ses bureaux la synthèse des renseignements obtenus de toutes parts (les ambassadeurs et les officiers détachés auprès d'eux n'ont pas chômé) : d'où plus de cent pages de tableaux fort détaillés dont la mise au point est subordonnée à l'arrivée de nouveaux renseignements attendus du seul Tchernichev. Ce qui montre que l'autorité - et les sources de ce dernier - l'emportent sur celles de ses collègues.

Le 20 août seulement (les courriers sûrs sont rares) nouvelle lettre de l'aide de camp du tsar. Nesselrode est obligé, par ses affaires de famille (16), de quitter la France. Il a passé ses contacts politiques à Tchernichev qui le recommande à Barclay comme conseiller personnel. « La guerre, ajoute-t-il, n'est plus à éviter (sic) et paraît même très prochaine d'après les probabilités... » Ces probabilités, c'est la constitution de la « Grande Armée » (c'est lui qui l'appelle ainsi) dont il envoie une synthèse fort claire à la date du 15 août (ensem­ble des troupes françaises, dislocation détaillée du corps d'observation de l'Elbe, nouvelle appellation de l'armée d'Allemagne, composition de la garde impériale).

Notons au passage, dans les archives russes, à la date du 23 août, l'envoi par le ministre de la Police(!) à Barclay des plans d'un four de campagne, exécuté sur l'ordre de Napoléon et livré par son inventeur, le chimiste Curandeau, à un agent russe de passage à Paris.

Le 5 septembre 1811, Tchernichev fait à Barclay un envoi intéressant qui ne parviendra à destination que le 15 décembre. Il se compose de trente pages de tableaux, donnant la situation détaillée du corps d'observation de l'Elbe au 1er septembre (Kourakine a envoyé le même document deux jours auparavant. Les deux compères travaillent-ils maintenant isolément ? l'agent com­mun se fait-il payer des deux côtés : on ne sait), le détail précis des bataillons du train des équipages, l'état de la situation de la garde impériale...

Il s'y trouve aussi des rapports, procès-verbaux de délibérations, projets de décrets de la section militaire du Conseil d'état où Tchernichev s'est procuré  « une intelligence » , (probablement celle qui fournissait jusqu'ici Nesselrode).

Les décrets secrets et les instructions secrètes relatifs à la formation des bataillons du train des équipages accompagnent les tableaux d'effectifs détaillés signalés plus haut. Tchernichev se flatte que ces états soient la réplique de ceux présentés à l'empereur lui-même. Il pense pouvoir se procurer de pareilles situations touchant l'artillerie à pied et à cheval.

Une circulaire secrète du ministre directeur de l'administration de la Guerre complète l'envoi. Tchernichev donne la liste des douze régiments d'infanterie destinataires. Il s'agit de l'expérimentation dans chacun d'eux d'une dotation de deux canons d'infanterie par bataillon (avec un équipage dont il donne les croquis).

Après un appel de fonds auquel il sera répondu sur-le-champ par l'envoi de 400 ducats de Hollande Tchernichev termine par ce post-scriptum :

« Une puissance étrangère s'étant procuré le tableau des forces de l'empire de Russie, il m'est tombé sous la main; j'ai l'honneur de l'adresser à V. Exc. comme une curiosité sur laquelle elle pourra juger le degré de connaissance que l'on a de nos forces. »

Il paraît probable que ce document émanait de l'ambassade d'Autriche et qu'il devait être connu de l'état-major français.

Le 1er novembre marque le point culminant de la réussite de Tchernichev. C'est l'envoi par un courrier sûr, l'ingénieur Maïerov, jusqu'ici élève à Polytechnique, de deux cent quatre-vingts pages in-80 des états de situation des armées françaises et auxiliaires. Il n'y manque ni un homme, ni un cheval. Comparés aux états originaux détenus aux archives françaises, ils en sont la copie textuelle, à la date près, que Tchernichev (ou ses fournisseurs) majore de quinze jours.

« Cet immense travail, dit Tchernichev, se fait tous les trois mois pour l'empereur, afin de lui présenter l'ensemble des régiments. Il peut  servir de complément au petit livret que j'ai fait connaître à V. Exc. et que l'ambassade continue d'envoyer... Si nous l'obtenons tous les six mois, cela pourra nous suffire... »

Malade d'une « fièvre chaude » qui a failli l'emporter et l'a contraint à garder la chambre plus d'un mois, Tchernichev a cependant appris que l'on avait réquisitionné les ouvriers charrons parisiens pour travailler à des chariots de construction nouvelle destinés aux transports de la Grande Armée.

La police et les « gens d'armes » n'ayant point quitté les ouvriers, les « personnes » qu'il a envoyées pour examiner les véhicules n'ont pu y parvenir.

A peine remis, Tchernichev s'est rendu la nuit, sous un déguisement, dans les ateliers. Il a fait un croquis du chariot et un relevé des principales dimensions. Le véhicule semble bien conçu : il serait « de l'invention de l'empereur lui-même ».

Il termine sa lettre d'envoi par des conseils touchant l'organisation d'un bon service d'espionnage en Allemagne dont « le manque s'est trop fait sentir... dans les campagnes de 1806 et 1807 ». « Les Français sont bien servis sous ce rapport : leur gouvernement ne regarde nullement à la dépense !» Pendant qu'il se trouvait à Vienne, en 1809, les officiers français se sont vantés de ce que, dans la campagne de Prusse contre la Russie, « il n'y avait pas de curés de villages du pays que nous occupions qui ne fussent gagnés par eux ». Il propose d'Oubril pour organiser ce service.

En le félicitant de l'envoi magistral qu'il vient de faire, Barclay de Tolly le rassura sur ce dernier point :« Notre mission à Berlin a su se procurer d'habiles espions dans le Brandebourg, la Poméranie et la Prusse. (17)»

Ajoutons qu'aux tableaux du 1er novembre, Tchernichev avait pu joindre une vingtaine de rapports ou décrets discutés en Conseil d'état et relatifs à l'administration militaire (habillement, campement, fourrages, trésor, fortifications, etc...)

Le 10 novembre 1811, profitant d'un courrier, Tchernichev adresse l'état de situation de l'armée d'Italie au 1er du mois, état reçu le matin même au département de la Guerre et qu'il a eu chez lui dans la soirée, pendant une heure. Il a pu lire également le rapport « d'accompagnement » du général Vignolle, chef d'état-major de cette armée.

Des plans de fortifications de Varsovie et Magdebourg, une carte des Bouches du Danube, tout cela provenant du Cabinet Topographique de l'empereur Napoléon, lui étant « tombés sous la main », il les expédie également.

Le 6 décembre le ton change. L'alerte est sérieuse.

Les deux « personnes » dont Tchernichev s'est assuré le concours, l'une au ministère de la Guerre (notre actuel état-major général), l'autre à l'administration de la Guerre (le ministère d'aujourd'hui) veulent rompre le contact, follement inquiètes. Une note de l'empereur vient d'être diffusée dans les deux départements qui dit :

« Le ministre de la Police Générale m'informe que le petit livret de l'Emplacement des troupes de l'empire est fourni aux Russes aussitôt qu'il paraît; qu'on l'a vu même traîner dans leurs camps et leurs bureaux; Je saurai bien y mettre bon ordre, atteindre le criminel et lui faire subir la peine qui lui est due

Les deux agents de Tchernichev sont sous le coup d'une telle terreur qu'il parvient avec peine à leur soutirer les tableaux de la forme maintenant habituelle qu'il joint à sa lettre (récapitulation de l'état de situation de l'armée d'Allemagne au 1er décembre, états de situation du corps d'Italie, d'Illyrie, du camp de Boulogne, situation des places du nord de l'Allemagne au 15 novembre, renforcements de la garde impériale de cinq régiments (18).

Tchernichev essaie de démontrer aux deux agents que la forme même de la note de l'Empereur montrait que les soupçons planaient sur tous les employés sans être fixés sur aucun d'eux; d'ailleurs ce n'étaient plus eux qui fournissaient le livret d'emplacement et que l'affaire ne les concernait donc pas; qu'il avait lui-même le plus grand intérêt à ne pas les compromettre et qu’ils pouvaient compter sur sa prudence et sa discrétion.

Ils lui apprirent encore que le livret ne serait plus imprimé, qu'il n'y en aurait plus que trois exemplaires à la main, pour l'empereur et les deux ministres, confectionnés par quatre employés de confiance choisis parmi les plus fidèles. L'accès aux bureaux de la Guerre devait être désormais strictement contrôlé !

Tchernichev ne pouvait pas ne pas rapprocher ces mesures du redoublement de surveillance (qu'il dit lui-même « triple » de celle des autres étrangers) dont il vient d'être l'objet. Un « suppôt de police » a loué un appartement au-dessus son garni (19) et tenté de subordonner ses gens. Une « nuée de mouchards » rôde dans les avenues menant à l'ambassade.

Pour Tchernichev, les termes mêmes de la note de l'empereur, comme le resserrement non dissimulé de la surveillance, prouvent que Napoléon est bien résolu à la rupture et à la guerre. Ce que confirment les renforcements et mouvements l'armée.

Les difficultés à vaincre pour se procurer les renseignements militaires, déjà fort grandes, deviennent « effrayantes », au moment où ces renseignements sont plus que jamais indispensables.

« La position des agents politiques qui se trouvent à Paris, dit Tchernichev, devient de jour en jour plus désagréable, la mienne particuliérement est plus difficile et scabreuse que celle de tous les autres étant surveillé et épié de toutes les façons, je passe ma vie à éviter des pièges et à me tenir en garde contre eux, à chaque instant du jour. »

Malgré toutes les embûches, il ne désespère pas de se ménager désormais des intelligences dans le bureau de Berthier, prince de Neufchâtel. Ce sera difficile; le nombre des employés est réduit et ils sont fort bien payés. Mais cela lui paraît indispensable comme couronnement de sa mission. La Grande Armée est maintenant bien connue : ce sont les ordres les plus secrets et les plus « immédiats » dont il faut s'emparer. Un agent ainsi placé pourrait de plus servir dans le courant des opérations militaires; alors que les autres relations du ministère ne seront plus « bonnes à rien. »

Il faut, pour cela, de l'argent. Il ose en demander car il a jusqu'ici (en dix mois) fort peu « tiré » sur le crédit de Barclay : 8.000 francs en tout ! C'est donné.

« L'intermédiaire » dont il doit se servir aux fins indiquées plus haut coûtera beaucoup plus cher. Parviendra-t-il à l'utiliser ?

Sa lettre du 31 décembre 1811, à laquelle sont joints des décrets secrets sur l'organisation de la garde nationale à la frontière espagnole, des états de situation de l'armée d'Espagne et du Portugal, ceux des divisions de grosse cavalerie rassemblées à Cologne (et auxquelles il attache une particulière importance), est le dernier document émanant de Tchernichev qui figure aux archives russes.

Tout en prodiguant les détails sur la multiplication des indices de guerre et les vues perspicaces sur la conduite des opérations futures, il juge le moment venu de demander son rappel :

«  Je sais que l'on me fait l'honneur de me craindre et de me détester ici particulièrement et que l'on se permettra à mon égard, et cela sans le moindre scrupule, les procédés les moins permis et les plus astucieux. »

Il n'a pas peur, mais serait navré de subir dès le début des hostilités ce qu'ont subi Metternich et son ambassade en 1809, la détention en France, alors que ses camarades seront aux armées.

Il a patienté autant qu'il l'a pu : il supplie maintenant le tsar de le rappeler.

Ses craintes n'étaient pas dénuées de fondement. Napoléon eut bien un moment l'intention de le faire arrêter, mais un dernier scrupule le retint et aussi l'idée de s'en servir une dernière fois pour duper le tsar; la Grande Armée n'était pas tout à fait prête !

Deux mois ne se seront pas écoulés que Tchernichev aura fui la France, sa mission accomplie. Par suite d'une grossière négligence de sa part, quelques-uns de ses agents seront pris. D'autres, plus importants, et dont l'existence parait certaine, selon les documents de l'état-major russe, demeureront insoupçonnés et impunis.

Donc courant janvier 1812 la surveillance autour de Tchernichev est renforcée, sans plus aucune retenue... mais toujours sans résultat (20).

Tout à ses préparatifs, l'empereur, qui veut gagner du temps et frapper à son heure, est inquiet des dispositions prises par les Russes autour du duché de Varsovie et face à la Prusse.

Il décide d'accumuler les stratagèmes pour tromper l'adversaire. Il ne le peut qu'en liquidant, comme le lui demande sans cesse Savary, le plus grand nombre possible des observateurs russes à Paris. Il songe à éloigner Tchernichev en l'envoyant porter une lettre à Alexandre. Mais il réserve cette manœuvre pour l'avant-dernière heure.

C’est alors que Savary lui force la main. Il lui faut une preuve irréfragable. Les surveillances ne l'apportent pas. Les provocations non plus.

Quelques mois auparavant, Tchernichev avait feint de s'intéresser aux mathématiques et cherché un professeur. Savary, averti, le lui avait sournoisement procuré. C'était un répétiteur de l'École  polytechnique.

Aux premiers mots de l'entrevue, cette particularité avait retenu l'attention de Tchernichev. A la deuxième leçon, professeur et élève sympathisaient et Tchernichev commençait à aborder par le biais les questions d'ordre militaire, puisque aussi bien Polytechnique formait les officiers des armes savantes.

A sa grande stupéfaction, le professeur entra immédiatement dans le jeu et lui demanda de formuler par écrit les questions qui pouvaient, dans ce domaine, l'intéresser. Il se ferait un plaisir d'en chercher les réponses, moyennant finances, bien entendu.

Tchernichev flaira immédiatement le piège, le prit de très haut avec le maladroit et se précipita chez Maret pour lui dénoncer les propositions malhonnêtes de ce mauvais Français. Manœuvre astucieuse !

Savary encaissa le coup, mais le lendemain fit paraître, sous la signature d'un lettré besogneux, censeur de police, un « éreintage » en règle de Tchernichev et des représentants russes, non expressément désignés, le tout sur le ton des Lettres persanes. Il s'agissait de s'attaquer à l'engouement des salons parisiens pour tout ce qui venait de l'empire du Nord et de couper de l'ambassade ceux qu'on pensait être ses principaux informateurs. Savary venait ainsi à la traverse de la politique particulière de l'empereur qui le lui fit bien sentir.

Le plus curieux de l'affaire est que l'auteur de l'article, Esmenard (21), mis par la police en contact avec des légations étrangères, sous prétexte de contre-espionnage, paraît avoir été un agent sti­pendié du collègue de Tchernichev, Nesselrode, et qu'il avait été en contact avec Tchernichev lui­même, auquel il avait tenté, sans succès, de fournir du faux pour de l'authentique. Son article lui était une « couverture ». Il n'en fut pas moins exilé à 40 lieues de Paris. Savary jura de se venger.

Le 21 février 1812, un courrier russe quittait Paris à destination de Petersbourg. Ayant flairé les dispositions de l'empereur, Savary décida de frapper un grand coup. Le courrier fut sur son ordre dévalisé quelque part dans l'Est, au moment de pénétrer en Allemagne. Parmi les documents on trouva quelques-uns des tableaux chers à Tchernichev (22) et un rapport du même sur des instructions militaires secrètes données la veille par l'empereur.

Savary triomphant put apporter la preuve formelle du travail spécial de l'aide de camp russe.

Après les premiers moments de fureur, où il voulut faire arrêter Tchernichev sur-le-champ, Napoléon se ressaisit et décida de le renvoyer simplement à Alexandre : non sans tenter la manoeuvre qu'il avait projetée pour plus tard.

Le 25 février, avant repris son calme, l'empereur se le fit amener l'après-midi par Maret, duc de Bassano. Pendant deux heures, sur le ton du plus grand abandon, Napoléon s'efforça de paraître irrésolu et de convaindre Tchernichev que les dispositions qu'il avait prises -  et qu'il avouait dans le détail puisqu'il les savait connues - ne conduiraient pas fatalement à la guerre. Tchernichev n'était pas dupe et écoutait avec déférence, approuvant de la tête. Tout à coup, Napoléon interrompant son exposé, lui dit :« Mais, au fait, toutes ces histoires politiques ne vous intéressent pas : vous n'êtes ici, je crois, que pour vous occuper de renseignements militaires ! » Le coup porta, Tchernichev pâlit, se voyant deviné. Napoléon feignit de n'avoir rien remarqué et le congédia avec beaucoup de caresses.

Le 26 février, à 7 heures du matin, Tchetnichev décampait, après avoir passé une partie de la nuit à détruire des papiers, dont on retrouva les cendres dans sa cheminée.

On ne devait le revoir qu'à la prise de Soissons en 1814 et aux congrès de Vienne, d'Aix-la­Chapelle, de Vérone où il accompagnait Alexandre. Dès son départ, qu'il guettait, le commissaire  Foudras de la préfecture de Police, prêté par Pasquier au duc de Bassano (lequel s'était bien gardé d'aviser Savary) (23), se précipita avec ses inspec­teurs dans l'appartement pour le trouver vide de tout document.

Après des heures de recherches et d'interrogatoires (logeur et domestiques) les inspecteurs allaient se retirer les mains vides, quand l'un d'eux soulevant une dernière fois, par acquit de cons­cience, le tapis de cheminée, y trouva un billet manuscrit, en partie roussi par les flammes et ainsi conçu :

« - Monsieur le comte, vous m'accablez par vos sollicitations. Puis-je  faire plus que je fais pour vous ? Que de désagréments j'éprouve pour mériter une récompense fugitive. Il est 10 heures. Je quitte ma plume pour avoir la situation de la Grande Armée en Allemagne, en résumé, à l'époque du jour. Il se forme un 4° corps qui est tout connu, mais le temps ne me permet pas de vous le donner en détail. La garde impériale  fera partie intégrante de la Grande Armée. A demain 7 heures du matin. Signé : M. »

C'était l'annonce de la dernière « fourniture » de Michel que Tchernichev emporta avec lui, selon toute vraisemblance.

Le billet fut immédiatement soumis à Pasquier qui en avisa Maret et Savarv. Ce dernier voulut exiger l'original pour s'en faire valoir auprès de l'empereur. Pasquier ne lui en remit qu'une copie et l'original fut présenté par Maret à Napoléon, au grand coucher du soir.

Dès le jour même, les vérifications d'écriture commencèrent discrètement dans les bureaux de la Guerre. Trois jours plus tard, Michel, commis écrivain à la direction de l'Habillement, passait des aveux. Il livrait immédiatement ses complices ; Saget, commis au bureau des Mouvements, Salmont, expéditionnaire au même bureau, Mosès, dit Mirabeau, huissier planton. Wüstiger, attiré par Michel, était arrêté dans un café.

Michel reconnut avoir reçu des paiements plus ou moins forts, à intervalles irréguliers. Il avait surtout été tenté par la promesse fallacieuse de la « protection du tsar » et l'assurance d'une confor­table retraite. Tchernichev semblait l'avoir mené durement, usant tour à tour de menaces et de promesses.

D'autres employés furent inculpés pour négligence et indiscrétions.

Les autres « sources » de Tchernichev, inconnues de Michel, ne furent pas découvertes.

Il est bien évident, d'ailleurs, que ce dernier, en l'absence de toute autre preuve que sa propre lettre, n'avoua que ce qu'il voulut bien. Salmont et Mosès parurent avoir été exploités par lui plutôt que d'avoir trahi délibérément.

On apprit ainsi (24) que les fameux états de situation destinés à l'empereur étaient périodiquement confiés à Mosès pour recevoir chez un relieur une parure digne du destinataire. Michel, selon ses dires, s'arrangeait en cours de route pour distraire Mosès de sa mission, le faire boire et disposer ainsi des deux ou trois heures qui lui suffisaient à faire des relevés (dont le cadre était tout préparé) ou à confier le document à Tchernichev qui atten­dait à proximité.

Pour le reste des fournitures, elles étaient généralement procurées par Saget, bien placé pour cela, qui les dérobait dans les cartons d'un collègue, et qui en laissait prendre copie par Michel, en dehors des heures de travail.

Quoique le procès fût instruit dès le 7 mars, il ne fut jugé en Cour d'assises que les 13 et 14 avril 1812.

Ces dates convenaient à Napoléon pour la mise en place de son plan d'opérations.

Michel, condamné à mort et à la confiscation des biens, fut guillotiné en place de Grève le 1er mai, peu après la réception de l'ultimatum russe relatif aux incidents de Prusse.

Saget fut condamné à l'exposition au carreau et à une forte amende.

Salmont et Mosès furent acquittés. Les autres employés avaient bénéficié d'un non-lieu.

Quant à Wüstiger, mis en prison comme « témoin nécessaire », il ne fut pas jugé, parce qu'étranger et attaché à l'ambassade russe.

Kourakine était intervenu à plusieurs reprises en sa faveur. On le pria de se taire, s'il ne voulait pas voir éclater un scandale diplomatique.

Il ne broncha donc pas quand, à la veille la guerre, Wüstiger fut arrêté de nouveau, tout comme Salmont et Mosès, mis sous la surveillance de haute police, puis réincarcéré comme prisonnier d'état.

On ne devait plus entendre parler ni de lui ni des autres.

La relative bienveillance du jugement montrait bien qu'on n'avait pas mesuré toute l'étendue de la trahison et qu'en définitive il s'agissait autant, par un procès public, de faire éclater la duplicité russe et justifier la prochaine campagne que châtier les coupables.

Ainsi s'achevait une entreprise longtemps couronnée de succès. Rien ne permet, selon les documents disponibles, de dire si elle eut, durant les hostilités, un prolongement quelconque (25) et si même elle était en état d'en recevoir  une impulsion autre que celle de Tchernichev.

Quant à ce dernier, on sait qu'il poursuivit ­ brillamment sa carrière et atteignit les plus hauts sommets de l'état. Tout jugement sur les procédés étant réservé, on doit reconnaître, à la lecture de ses rapports diplomatiques, recueillis par la Société impériale d'Histoire de Russie, comme à celle des comptes rendus militaires, que nous venons d'analyser brièvement, une perspicacité, une érudition qui font honneur à ses trente ans et qui suffiraient à justifier son élévation ultérieure. Ce n'était pas un vulgaire espion.

De ses observations personnelles sur les champs de bataille et dans les salons parisiens, comme l'analyse des documents officiels ou secrets qui tombèrent entre ses mains, il sut tirer des vues pénétrantes sur la politique française, comme sur les procédés stratégiques et tactiques de Napoléon ; les conseils judicieux qu'il pourra se permettre de donner à son souverain et à ses chefs seront justement pris en considération et ne contribueront pas peu aux ultérieurs succès russes.

Le futur chancelier Nesselrode tenta de son côté, nous l'avons déjà dit, de mener à Paris, sur le plan du renseignement politique, une entreprise analogue à celle conduite par Tchernichev sur le plan du renseignement militaire. Son séjour, gêné par l'action de la surveillance policière, fut de trop courte durée pour lui permettre des succès aussi éclatants.

Arrivé en février 1810, il dut quitter précipitamment la capitale française en juillet suivant, non sans avoir passé à Tchernichev ses informateurs au sein de certaines administrations, au Conseil d'état en particulier.

Ce qu'a été précisément son action, nous le savons par ses « papiers » (26), qui comportent, entre autres documents, les rapports adressés à Speransky, haut personnage de la chancellerie d'empire, mais qui sont destinés en fait au chancelier lui-même, sinon au tsar (27).

Il est remarquable, en outre, que toute cette correspondance soit placée sous le signe des pseudonymes et qu'elle se fasse à l'insu de l'ambassadeur Kourakine. Ces précautions sont prises, sans doute, à la fois contre les indiscrétions de l'ambassade et pour éviter de compromettre la chancellerie tsariste.

Le 24 mars 1810, Nesselrode rend compte d'un entretien important avec Henry (c'est Talleyrand) (28). Il joint à l'envoi un document important émanant des Affaires Étrangères et qui révèle que le mariage autrichien est conclu (cependant qu'on amuse encore le tsar avec le projet de mariage russe). Le document a coûté 3.000 francs à Nessel­rode, qui demande en outre à disposer librement de 30 à 40.000 francs en dehors des fonds extra­ordinaires de l'ambassade. On lui a fait espérer la communication prochaine de deux documents importants pour la somme de 4.000 francs. Mais, qu'on garde le secret sur tout cela ! « Si l'on savait il y aurait au moins deux personnes de fusillées ! »

Le 31 mars, c'est effectivement l'envoi de deux pièces : les copies de deux mémoires du duc de Cadore, ministre des Affaires étrangères, destinés à l'empereur et traitant dans le détail de la situation en Angleterre. Nesselrode a payé les deux pièces 7.000 francs.

Il rend compte, en outre, de ses contacts avec des « personnes » très versées dans les questions financières et qui lui font, de ce point de vue, le tableau très exact de la situation française, telle que la dissimulent les budgets.

Quinze jours plus tard, il a connaissance d'un nouveau mémoire du duc de Cadore sur « les intelligences que les autorités de Varsovie entretiennent dans les provinces polonaises (soumises à la Russie) ». « Je l'ai jugé assez important, écrit-il, pour n'épargner ni peine ni argent afin de me le procurer. Ce n'est qu'avec beaucoup de répu­gnance, après beaucoup d'hésitation et de crainte que l'on s'est décidé à me le livrer. On appréhende surtout que les mesures que l'on prendra chez nous contre les émissaires nommés dans cette

pièce ne servent à faire découvrir l'individu qui me l'a communiquée.

«... Je l'ai assuré que :

- ces mesures ne seraient point prises en ce moment,

- qu'elles ne le seraient même jamais qu'avec la plus grande prudence,

- que l'on se bornerait à surveiller insensiblement ces agents, sans se porter à des démarches d'éclat propres à donner l’éveil au gouvernement de Varsovie et à la France,

- que, pour l'instant, on ne ferait qu'empêcher qu'une fois entrés dans nos provinces ils n'en sortent de nouveau... »

Pour un conseiller d'ambassade, c'est témoigner d'une bonne connaissance des techniques du contre­espionnage ! Il ne dédaigne d'ailleurs pas, dans le même ordre d'idées, de s'intéresser de très près à certains Russes résidant en France et qu'il soupçonne de contacts avec les services français. Une note du 2 avril signale ainsi comme suspect un certain Tchitchagov, qui serait un informateur de Savary (information peut-être soufflée par Fouché).

Le 4 mai, c'est l'envoi de deux documents sur la situation en Espagne. La suite de ce travail sera fournie par l'informateur, moyennant 9.000 francs, dès le retour de l'empereur. Celui-ci, accompagné de Marie-Louise, voyage, en effet, dans les Pays-Bas (ce qui laisse supposer que la source de ces informations se situe dans l'entourage même du souverain).

Effectivement, un mois plus tard, Nesselrode peut adresser à son correspondant de larges extraits des rapports parvenus jusqu'au 28 mai à l'empereur sur les affaires d'Espagne.

Courant mai, il a remercié Speransky de son approbation à ses envois de livres, ce qu'il faut comprendre comme un encouragement à rechercher les livraisons du libraire, qui n'est autre que Talleyrand (voir renvoi n°  28).

Début juin, nouvel envoi de documents acquis pour 12.000 francs.

C'est à cette époque, exactement le 3 juin 1810, qu'intervient la disgrâce de Fouché, brutalement renvoyé du ministère de la Police, pour avoir entrepris à l'insu de l'empereur des négociations secrètes avec le gouvernement de Londres, négociations que tout indique comme extrêmement suspectes.

Nesselrode signale aussitôt (6 juin) «  le départ du Président (c'est Fouché), chez qui le juris­consulte (à nouveau Talleyrand) se servait !... Cela ouvre des horizons sur la nature des liens qui unissaient à l'époque les deux hommes, si violemment opposés en d'autres temps.

Les 13 et 14 juin, note pessimiste accompagnant l'envoi d'un document sur les travaux du Conseil du Commerce :  « C'est la seule pièce qu'on m'ait remise. Je crois qu'on n'a plus les mêmes moyens de nous servir... » Et plus loin :« Le départ de Natacha (Fouché) me contrarie beaucoup... Schwartz (Esmenard - agent de Fouché -- à son sujet, voir plus haut) lui-même n'a rien fourni depuis longtemps... »

Là s'arrête le travail spécial de Nesselrode à Paris. La disgrâce de Fouché a changé évidemment beaucoup de choses. Son ministère, source de renseignements pour les agents russes en même temps que chargé de leur surveillance, leur avait fait la part belle. Désormais, avec Savary, la source sera tarie et la police va mener la vie dure à Nesselrode, qui sera obligé de fuir quelques semaines plus tard, cependant que son collègue, le conseiller Kraft, sera, lui aussi, contraint de s'éloigner.

On ne voudrait pas, rétrospectivement, donner à ces trahisons plus d'importance qu'elles n'en eurent, apparemment, sur le cours de l'histoire. Il est bien probable que le sort de l'empire français eût été, de toute façon, scellé dans les steppes russes comme l'a été plus tard celui du Reich hitlérien.

Les documents montrent, cependant, que les renseignements de détail recueillis en Allemagne et en Pologne, comme sur les pourtours de l'empire français, par les différents postes de renseignements des ambassades russes, n'eussent pas suffi à donner à l'état-major de Petersbourg une physionomie précise du potentiel militaire français. La plaie que représentait l'Espagne aux flancs de l'empire ne pouvait, en particulier, être sondée avec précision à distance.

Les indices recueillis ailleurs qu'à Paris ne permettaient pas, sur les plans politique et militaire, de déterminer avec quelque exactitude jusqu'où iraient les menaces que l'empereur faisait peser sur la Russie tsariste et de quel temps celle-ci disposerait pour y faire face.

Grâce à Tchernichev, à ses acolytes et complices, l'incertitude pouvait être levée dès le milieu de 1811, la menace exactement évaluée et la date du conflit fixée vraisemblablement au printemps de 1812. L'agence parisienne des organes de renseignements russes avait bien rempli son rôle et permis de déterminer, presque à elle seule, non seulement les possibilités mais aussi les intentions de l'empereur.

 

(*)  N.D.L.R. L'illustration de cet article ne comporte qu'un nombre limité de documents se rapportant directement au sujet traité: elle a été complétée par quelques gravures concernant la campagne de Russie.

(1) Dossier du procès de trahison de 18 12. Archives Nationales. F. 7-6575 ; - Mémoires de Savary, duc de Rovigo, du chancelier Pasquier, - Documents de la Société impériale d'Histoire de la Russie (T. XXI, entre autres) ; etc... etc...

(2) La guerre nationale de I812. Publication du Comité scientifique du grand état-major russe -- Traduction du capitaine du génie breveté E. Cazalas. Service Historique de l'Armée, Charles Lavauzelle, éditeur militaire (sans date). – 8 vol.

(3) Le futur chancelier. Il est à noter que Tchernichev, comme Nesselrode, parviendra, lui aussi, au faîte de l'administration de l'empire. Ministre de la Guerre et chef de l’état-major général en 1828, il sera fait président du Conseil d'empire et président du Conseil des ministres sous Nicolas Ier, en 1848.

(4) Vieux style. Les dates v.s. seront conservées dans la présente étude. Il suffira au lecteur d'ajouter douze jours aux dates juliennes pour obtenir les dates grégoriennes.

(5) Les originaux des documents cités sont, pour la plupart, en français. Le style en est respecté, malgré des incorrections bien excusables.

(6) Le rouble étant compté à 5,34 francs-or. Roumiantsev avait proposé à Barclay pour Grabbe deux emplois de couverture : secrétaire de légation à 1.500 roubles annuels, employé de chancellerie à 800 roubles. Barclay a évidemment choisi le second, mais pas obligatoirement par économie. Peut-être pour réaliser un camouflage plus complet.

(7) Disons tout de suite qu'une lettre identique à celles du 26 août sera adressée le 22 novembre au général du génie Suchtelen, ambassadeur à Stockholm. Le poste d'observation septentrional est donc à son tour alerté.

(8) Barclay fait allusion à cet officier dans sa lettre du 15 octobre 1810 à l'ambassadeur Khanikov en résidence à Dresde.

(9) Par comparaison avec les documents français de l'époque.

(10) A noter qu'à la date du 1er septembre 1810 un rapport de police mentionne « qu'il n'y a rien à signaler à l'ambassade russe où le travail paraît être au ralenti » . (cf. La Police secrète du  Ier Empire, par M. d’Hauteville, ,3 vol. Librairie académique Perrin et Cie.).

(11) Duroc dirige, pour le compte immédiat de Napoléon, la contre-police du Palais qui viendra souvent au travers des investigations de Fouché.

(12) cf. La Police secrète du Premier Empire, ouvrage déjà cité.

(13) Voir plus loin.

(14) Voir plus haut. Tentative probable de l'informateur et de ses complices de fournir Tchernichev au moindre prix.

(15) Auprès de Bernadotte et de Jomini qu'il doit sonder et amener dans le camp russe, auprès d'un aventurier autrichien, le comte de Walmoden, recruteur d'une légion de volontaires hanovriens, réfugiés en Autriche.

(16) En fait, il se sent, lui aussi, « pressé » par la police impériale.

(17) Ce n'était pas exact à la date où Barclay répondait car une lettre de lui au comte Lieven, ambassadeur à Berlin, datée du 11 (ou 12) décembre fait mention de cette recherche « d'espions sûrs et de correspondants secrets » , dans les pays en question, correspondants avec lesquels la liaison en temps de guerre devra être maintenue et dont on s'assurera « avec soin qu'ils ne sont pas trop attachés à leur gouvernement ou susceptibles de faire de l'espionnage en partie double (!) ».

(18) Tchernichev fait observer que ce qui touche la garde ne  passe pas par les bureaux de la Guerre, mais émane directement du colonel général et se trouve, de ce fait, difficilement accessible à ses investigations.

(19) En dépit de son rang, Tchernichev s'est installé dans un modeste garni de l'hôtel d'Anvers, rue Taitbout, à deux pas du boulevard. Il a avec lui deux domestiques sûrs, l'un allemand, l'autre russe, fidèles gardiens de l'appartement.

(20) Ce qui suit est relaté d'après A. Vandal (Napoléon et Alexandre Ier ),  A. Sorel (L'Europe et la Révolution Française – Tome VII), les mémoires des contemporains et le dossier des Archives Nationales.

(21) Fut de l'Académie Française. Agent de Fouché pour la surveillance des hommes de lettres. Mourut tragiquement plus tard en Italie.

(22) Situation de l'artillerie, du train des équipages, du corps du génie à la date du 7 février.

(23) C'était pour Maret, une affaire strictement diplomatique !

(24) C'est tout au moins la version des accusés, version dont l'entière véracité parait sujette à caution, comme on a pu en juger par ce qui précède.

(25) Rien ne permet non plus d'établir formellement que les réseaux russes dans les états d'Allemagne continuèrent à fonctionner. Mais la suite des événements devait montrer que le tsar ne manquait pas complicité  dans les pays en cause.

(26) Recueil de ses rapports et discours, publié par la S.I.H.R.

(27) Il est à noter, en effet, qu'à plusieurs reprises Nesselrocle manifeste son souci de ce que l'ambassadeur ou les bureaux de la chancellerie puissent découvrir ce contact direct avec Speransky, par les courriers diplomatiques en particulier, qu'il s'efforce de tromper en adressant ostensiblement les plis au comte Kotchoubeï.

(28) Appelé d'autres fois : notre Libraire, ou le beau Léandre, ou le jurisconsulte. Fouché, c'est Natacha, le Président, etc..., Esmenard : Griboïedov, Schwartz...

 

 

 
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