Par Claude des PRESLES

Je revenais dans l'air frais du matin. Epuisé par la course, le jeûne - c'était la fin du mois et, à Marseille, en 1942, une fin de mois signifiait estomac dans les talons - mais à vingt-deux ans!

- j'étais cependant joyeux. Léger, oui, pas gros, pas gras, mais léger surtout parce que le pli que j'avais été chargé de porter, avait été remis à bon port, au-delà du vieux port, dans une petite ruelle. Qu'y avait-il dans ce pli ? Je ne le savais pas, Heureusement ! On pouvait toujours me le demander, je ne le savais pas.

Je revenais dans l'air frais du matin, l'air était vif, j'avais sommeil et faim. Mais j'étais près de chez moi. Ma petite chambre allait m'accueillir et j’allais dormir quelques heures avec l'inconscience et le bon sommeil de la jeunesse.

Encore deux rues à tourner. Je tournai la première et tombai comme un enfant-de-troupe dans un barrage dressé par la police.

Mon demi-tour plein de désinvolture, fut arrêté par une grosse main qui se posa sur mon épaule. - " Jeune homme " !

Très jeune, en effet ! Je souris. Que je devais avoir l'air niais !

Un policier en civil s'approcha de moi. Où avais-je déjà vu cette tête ? Dans ce cas, on croit toujours, on espère encore, on s'accroche.

Le garde qui m'avait arrêté dans ma glissade sur l'aile alla à la pêche un peu plus loin. - " Vos papiers ".

Cette petite sensation de mouillé dans le dos devait rester strictement confidentielle.

Mes papiers ! Je me fouillai lentement, sachant bien pourtant qu'il faudrait la sortir cette carte d'identité.

Elle était belle, je l'avais fabriquée moi-même, avec quelques autres. Elle me semblait très belle à sa naissance, mais là, c'était sa première sortie. Son premier bal, le baptême du feu. Quelle tête ferait-elle sous l'oeil du policier ? Quelle mine ferait-il, lui, en la regardant ? Mon air désinvolte pouvait-il tromper ce quadragénaire carré qui me regardait, impassible.

A quoi bon chercher ? A quoi bon tergiverser ? D'une main sûre, j'allai chercher la carte au fond de ma poche et la tendais au policier.

Je n'oublierai jamais son visage, tellement j'en ai guetté alors le moindre sourcillement, le moindre pli des lèvres. Il ouvrit le carton, la regarda.

Une pensée traversa mon esprit. Comment s'y tromper ? C'était cuit.

Il leva les yeux, me regarda. - « Quel nom ? » Je ne m'y attendais pas. - « Pardon ? » - « Quel nom? » Je répétai : « Quel nom ? » « Oui, votre nom ? »

C'était affreux. La terre s'ouvrait sous mes pas. Quel nom ? Il me demandait mon nom. Et moi, je restai coi. Le jeûne ? La fatigue ? Un trou, un trou noir. Impossible de me souvenir du pseudonyme que j'avais moi-même choisi, moi-même écrit sur cette carte. Je ne pensai même pas que pour plus de facilité, j'en avais choisi un commençant par la même lettre que mon vrai nom.

« Quel nom ? »

Il suffisait de penser à une lettre, la vraie, pour que le reste vint tout seul et, pétrifié, je restai là, planté, muet devant le policier qui tenait ma carte, qui tenait ma liberté dans sa main.

Il leva la tête, ses yeux rencontrèrent les miens, les gardèrent un instant, court, interminable.

Il replia la carte, me la tendit, me dit : - « Merci ». Je la pris, répondant : - « Merci ».

- La moindre des choses. Mon sang pouvait-il recommencer à couler ?

Il se tourna vers les gardes : - " Laissez passer ".

Je le regardai à nouveau. Il faisait déjà demi-tour vers un autre patient. Les pas que je fis, lents, égaux, à travers le barrage et jusqu'au coin de ma rue me semblèrent les plus longs de la guerre. Jusqu'à ce que d'autres...