Par le Général Louis RIVET
Rien n'est pernicieux aux hommes autant que
l'habitude d'entendre émettre sans cesse, sur le mode léger, des idées et
des traits sur les choses sérieuses. Ils finissent par les accepter pour
leur divertissement parce que, trop souvent, leur ignorance de ces choses
les rend incapables de prendre leur défense et de s'opposer à leur
discrédit. Ainsi naissent et se propagent les idées fausses. Quand une
institution a été par ce procédé compromise, il suffit pour mettre le comble
à sa défaveur et pour passionner les esprits, d'un incident bénin ou
malheureux, qui la cite devant l'opinion.
Les SERVICES SPECIAUX DE
LA DÉFENSE NATIONALE ont eu récemment ce sort infortuné.
Rarement on a répandu sur un organe
(1), privé de moyens d'assurer sa
propre défense et d'éclairer le sentiment public, une somme d'erreurs et de
contrevérités aussi considérable. On incline irrésistiblement à soupçonner
derrière ce déchaînement de curiosité et d'exigences, la persistance
d'ennemis que leur défaite a laissé vivants et qui ne pardonnent pas aux
Services Spéciaux de les avoir démasqués.
Il est temps de dire à ceux dont les discours
ou la plume ont été stimulés par le souci de renseigner l'opinion -
intention louable quand ils n'y mettent nulle perversité - à d'autres qui
ont vu dans tout ce bruit une occasion de repaître leur curiosité, qu'ils
font fausse route, et qu'ils ont, intentionnellement ou non, caricaturé ce
Service.
La vérité qui domine, au-delà de la publicité
dont ils n'ont que faire, c'est que les Services Spéciaux français, quels
que soient les vocables dont on les ait revêtus, sont des Services de
Défense Nationale, occupés à une tâche noble entre toutes et préoccupés
exclusivement de la bien remplir.
La vérité à invoquer par tous, avant toute
critique à laquelle ils auraient légèreté de céder, c'est que les Services
Spéciaux sont des organes secrets, non dans leur existence certes, mais dans
leur organisation, dans leur structure et dans leur fonctionnement. Ils ont
la mission extrêmement difficile et délicate de pénétrer les secrets de nos
ennemis, et guetteur vigilant de la Patrie, ils sont chargés d'alerter nos
hommes responsables sur les périls extérieurs qui la menace. Un point c'est
tout.
Les Services Spéciaux français ont des rivaux
en tous pays, parce que chaque pays a des secrets à défendre et des secrets
à rechercher. Ils se complaisent, comme les nôtres dans le silence et la
discrétion. Ce qui n'a pas empêché notre opinion publique de les vouloir
mettre sur la scène des grands événements internationaux et de conférer à
leurs actes - supposés - une notoriété qui procède de déductions abusives et
d'une propension au roman.
Laissons donc la fantaisie ou la mauvaise foi
galoper dans les nuées où elles voudraient entraîner un public de lecteurs
qui n'a pas perdu tout équilibre et qui a conservé le culte du vrai. Il nous
semble opportun de l'en détourner par un exposé objectif, quoique mesuré, de
la réalité d'une institution française, fière d'un brillant passé, et qui a
devant elle un lourd avenir.
Il s'agit de jalonner quelque peu son
histoire pour mieux se faire comprendre.
Deux caractéristiques donnent aux Services
Spéciaux français leur physionomie
1°) Ils ne doivent rien
à l'imitation. Ils sont nés de besoins français. Ils portent l'empreinte
exclusive de notre caractère national.
2°) Ils ont été
longtemps incorporés au sein de l'État-Major du Chef Suprême de nos Armées,
sous le contrôle du Gouvernement responsable (2).
Ils sont ou Service de
la Nation et non des Partis.
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Si l'on considère que les empires de
l'antiquité soutinrent des guerres comparables à nos guerres modernes par
l'importance relative des armées mises en oeuvre et des territoires
impliqués dans leurs opérations, il apparaît de toute évidence que
souverains et capitaines de ce temps eurent à déployer des moyens de
renseignements correspondant à l'ampleur de leurs besoins.
Malheureusement,
nous les connaissons mal. Les historiens les laissent dans l'ombre. Ils se
perdent dans cette broussaille touffue que l'on trouve le plus souvent à
l'origine des guerres, où l'on voit évoluer, côte à côte ou confondus, le
négociateur officiel et l'émissaire douteux ; la ruse et la sommation.
Cette incursion dans un lointain passé si
elle ne satisfait pas pleinement notre curiosité, montre néanmoins combien
est antique et permanente la nécessité pour les sociétés humaines d'être
informées autrement que par des procédés de bon voisinage et de bonne foi,
des dispositions et des ressources de guerre des autres afin d'en prévenir
les périls pour elles-mêmes.
Il convient en effet de distinguer cet
instrument officiel d'information qui s'appelle la Diplomatie, des organes
non avoués dont nous nous occupons.
Il est bien certain que nos Ambassadeurs
et nos Légations jouent un rôle de premier ordre dans le soin d'éclairer
notre Gouvernement sur la situation des pays qui l'intéressent.
Aucun pays
ne saurait se satisfaire de l'aspect des choses livré à ces représentants
officiels par le Gouvernement des pays auprès desquels ils sont accrédités.
Pas plus qu'il ne saurait tenir pour irrévocables les promesses et les
assurances qu'on lui prodigue par cette voie, surtout pendant les crises
dont il sent pour lui la menace.
Il en résulte que pour faire la
contre-épreuve de constatations officielles, un pays soucieux de parer à
toute surprise ne saurait négliger d'entrer, par des moyens qu'il doit être
prêt à désavouer, dans les coulisses de l'édifice voisin.
Ces considérations nous ramènent au coeur de
notre sujet. Les SERVICES SPECIAUX français se sont peu à peu construits au
cours des âges à l'image des besoins de la France.
Ils ont reflété les
étapes de notre Pays en marche vers son unité et sa grandeur, parmi les
bonds et les chutes, les faiblesses de sa politique et les sursauts de son
génie.
Ils ont été, incertains et informés quand la France s'ignorait et que
nos rois tâtonnaient ; ils ont pris leur personnalité quand la France a pris
dans le monde son visage assuré.
Tirés du néant par quelques souverains
avisés, ils sont devenus, après des siècles de recherches et de tentatives à
la taille de la France contemporaine. Ils ont pris consistance et se sont "
organisés ".
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Les temps modernes du S.R. que nous
comprenons mieux parce qu'ils portent l'empreinte d'une histoire présente à
nos pensées, sont véritablement ceux où commencent de grandes compétitions
européennes, avec l'intervention d'un jeune État perturbateur.
C'est FRÉDÉRIC II qui, le premier, rompt avec les procédés d'information en usage
jusqu'à cette époque. Aux investigations limitées dans le temps,
correspondant aux objectifs que se proposent les chefs d'armée et perdant
leur raison d'être avec la fin de la campagne entreprise, il substitue un "
système permanent de renseignements ".
Son procédé consiste à recruter, avec un soin
et une habileté inconnues jusqu'alors des " agents " qu'il répand ou qu'il
fixe systématiquement chez l'adversaire.
Ces " agents ", parfaitement
instruits de leur mission, sont sous sa direction " personnelle ".
Ils
constituent une force - non la moindre - de cette redoutable armée
prussienne qui inspire à l'Europe de si justes craintes. N'est-il pas
significatif que l'apparition de ce système d'informations coïncide avec
l'apparition d'un État à prétentions expansionnistes, façonné par un
monarque qui a la réputation d'un capitaine génial ?
Nous sommes, ne l'oublions pas, à un moment
de l'Histoire de l'Europe, et force nous est de constater que nous sommes à
un moment, ou plus exactement, à l'origine d'un Service de renseignements
organisé.
Nous ne devrons plus nous étonner que le
Service allemand ait pris sur les autres une avance et une supériorité que
les Services Spéciaux étrangers se sont tardivement efforcés de lui
disputer.
Et nous somme au XVIII° siècle, celui de la
Révolution Française.
Comment l'exemple prussien a-t-il été suivi chez nous?
Il n'apparaît guère qu'une initiative française de la même portée ait été
prise, dans la longue succession des guerres dont ce siècle fut rempli.
Seul
au siècle précédent, le génie de TURENNE avait renouvelé dans sa campagne
d'Alsace, et à l'appui de ses feintes, le procédé du faux renseignement qui
induit l'adversaire en erreur et que, dans l'antiquité, des chefs de guerre
avaient souvent employé.
Il fallut les audaces et les intuitions de nos
jeunes chefs révolutionnaires pour susciter des tentatives neuves, dans le
domaine du renseignement comme dans celui de la tactique.
CARNOT fut le
premier à tenter une centralisation des renseignements au Ministère de la
Guerre. Mais en dénotant ainsi son souci de mettre à la disposition de la
" conduite de la guerre " les renseignements de toutes provenances, il semble
qu'il ait eu une préoccupation moindre de la recherche, qui est le but
primordial de tout Service centralisé.
Aussi cette improvisation ne lui procurat-elle pas la vue lointaine des mesures militaires prises par ses
adversaires, et il semble bien que l'absence du renseignement profond fut à
l'origine de certains déboires éprouvés par les chefs de l'Armée
Républicaine.
Le " Bureau de la partie secrète " - ainsi avait-on dénommé
cet organe central - ne rechercha donc pas méthodiquement le renseignement
sur l'ennemi.
Avec l'entrée en scène de BONAPARTE allait
réapparaître la sûre et féconde méthode du grand FRÉDÉRIC.
L'homme qui
allait bouleverser les procédés de guerre et imprimer dans tous les domaines
de sa souveraineté la marque de son génie, se devait d'éclairer de lumières
nouvelles les perspectives d'avenir des services secrets.
Le " renseignement
préalable " sera incorporé à ses plans, il sera associé au secret et
à la fausse nouvelle.
On pourrait s'étonner qu'en conformité avec
ce souci majeur le plus grand capitaine de tous les temps n'ait pas eu à sa
disposition un service de renseignement permanent, conçu pour les vastes
desseins et les campagnes fameuses qui marquèrent sa fulgurante épopée.
On
est surpris à distance, qu'il n'ait voulu se doter qu'après Austerlitz
seulement, et sous une forme minuscule, d'un " Bureau de Renseignements "
rattaché au Cabinet de sa Maison.
Cet organe modeste ne comprend en effet,
en 1813, qu'un auditeur au Conseil d'État, un Capitaine Polonais, un
personnel subalterne et quelques " agents " fournis par le Duc de Rovigo,
Ministre de Police.
Si nous ajoutons à cet organe un " Service
Topographique " comprenant deux Officiers et chargé de transcrire sur les
cartes de la région les renseignements qui composeront la " situation de
l'ennemi ", nous n'obtenons encore qu'un schéma bien imparfait du 2ème Bureau
et du S.R. rencontrés aujourd'hui (avec des nuances dans l'organisation)
dans toutes les Armées.
Il faut, pour expliquer cette apparente
lacune, se rappeler certains traits qui caractérisent l'Empereur. S'il
s'obstine dans l'action personnelle, c'est qu'il n'a pas, nous le savons,
une très grande confiance dans les capacités de son entourage : sa
prodigieuse activité supplée aux insuffisances de son Etat-Major, et il
entend conserver en main les rouages essentiels de la direction de la
guerre.
Ainsi verrons-nous l'Empereur, dont les occupations quotidiennes
écraseraient d'autres épaules que les siennes, consacrer les instants
nécessaires à ce commerce délicat et rebutant, que les spécialistes
appellent le " maniement " d'un " agent ".
Il sut en tirer des avantages
incomparables.
Les chroniqueurs qui se sont emparés de ces
silhouettes furtives apparues dans les antichambres du palais impérial, et
qui les ont restituées au public comme des " policiers " de l'Empereur,
n'ont pas voulu voir le sérieux et la gravité de la chose.
Un Schulmeister,
entre autres, étroitement associé aux projets de Napoléon, fut un agent de
renseignements de grande classe dont il n'est pas excessif de dire qu'il lui
assura par avance le gain de certaines batailles.
Il n'est point jusqu'à
cette extraordinaire aptitude de l'Empereur à trouver sur le pays, et au
coeur même de la bataille, des concours qui venaient lui révéler le point
faible de l'ordre de bataille adverse, qui n'ait poussé dans ce domaine la
supériorité du grand Chef de guerre.
De son esprit original et exigeant
étaient nés des principes de recherche et d'emploi de " l'agent " qui, trop
tôt oubliés ou négligés, allaient retrouver leur place éminente dans la
doctrine actuelle des SERVICES SPECIAUX français.
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Quand l'Armée devint l'armature permanente du
Pays, et ses Chefs responsables de ses destins mis en cause, l'on vit bien
que le Commandement ne se passerait plus, désormais d'une arme qui ne
cesserait, en temps de paix, comme en temps de guerre, de chercher à
pénétrer tous les aspects de la puissance de nos voisins et à se protéger
contre leurs investigations secrètes.
Depuis 1872, les émissaires personnels chers
à nos rois-soldats sont de loin dépassés.
Ceux de FRÉDÉRIC trouvés au coeur
du pays ennemi, sont entrés dans un ordre nouveau où ils ne sont plus
isolés, le Bureau topographique de NAPOLÉON n'est plus le minuscule 2ème
Bureau en puissance, écrasé sous la personnalité volontaire et active de
l'Empereur et lié à son propre destin.
Deux guerres mondiales en moins de 30
ans ont assis le SERVICE DES RENSEIGNEMENTS et de CONTRE-ESPIONNAGE dans
l'enceinte permanente où se meuvent, autour du Chef des Armées, des Bureaux
d'État-Major qui sont l'âme de la Direction de la guerre.
L'on conçoit que cette place de premier plan
ne fut pas conquise - ou conférée - sans lutte, par une simple conjonction
de circonstances.
On comprend à la lumière d'une longue histoire que le Chef
désigné pour commander les Armées n'intégra pas sans difficultés et sans
accidents au sein de son État-Major, une pièce maîtresse de son jeu, dont
les secrètes et salutaires actions avaient été très tôt mal comprises,
déformées et romancées par une opinion publique curieuse jusqu'au soupçon.
La France n'est pas le pays d'élection d'un
instrument secret, même quand il est exclusivement voué à son salut et à sa
puissance.
L'espion, s'il n'est sujet de roman ou de film, est odieux à
l'opinion, l'agent secret lui est suspect. Tout organisme présumé s'en
servir est frappé de défaveur.
Survienne dans le pays, sous ce contrôle
inquiet, un conflit d'opinion plus âpre, une crise de régime ou la perte
d'une guerre, la montée de réprobations désigne d'instinct au ressentiment
des uns et à la haine des autres, l'appareil caché dont on sait l'existence
et qu'il faut contraindre aux aveux.
Et pourtant, n'a-t-il pas depuis longtemps
tout avoué ?
Il faut, pour savoir, interroger ceux qui
l'ont bien connu, dirigé ou employé. Il faut, autant qu'il se peut, avoir
vécu avec lui, près des trépidations du coeur et du labeur de l'esprit. Il
faut avoir été surpris par la pureté de son âme. Il faut l'avoir détesté un
peu pour son culte exclusif du Pays et son sens maladif de l'Honneur.
Pour bien comprendre les SERVICES SPECIAUX,
il faut en d'autres termes dénués de fard, avoir la conscience nette et
cette condition limite le nombre de leurs zélateurs...
(1) Et sur ceux qui le
servent.
(2) Nous
n'entrerons pas ici dans la discussion des diverses conceptions qui ont
limité l'esprit de certains réformateurs. Le rattachement des Services
Spéciaux à un organe gouvernemental ou à un organe de Défense Nationale
qui en émane n'a qu'un intérêt accessoire à condition que certains
principes essentiels soient sauvegardés.
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